Levée à l'aube, comme son père, après un rêve dans lequel elle dansait dans les bras de son mystérieux Italien, Alba est assise seule dans la salle à manger. Le regard perdu vers le parc, elle joue avec les broderies de ses engageantes. Aujourd'hui, elle ne s'est pas contentée de mettre son caraco d'intérieur. Elle a eu envie de prolonger la sensation éprouvée en compagnie du signore Zanetti. Hier, pour la première fois, elle s'est sentie jolie. Convoitée, de la plus belle des façons aussi, parce qu'elle a eu l'impression d'être écoutée, même si ce n'était que pour des bavardages futiles.
Elle tapote le parquet de son escarpin en pensant au départ précipité de l'Italien. En revenant au bal, elle a appris que les marchands étaient repartis et sa famille n'a guère su la renseigner. Outre son physique, le signore Zanetti n'avait pas marqué les esprits.
Ce matin, elle compte questionner son oncle dès qu'il sera remis sur pied... et elle sait que c'est le cas quand elle entend sa voix grave résonner avant même que les portes s'ouvrent sur sa silhouette imposante.
— Bonjour ! Je suis affamé ! Cette indigestion m'a finalement fait le plus grand bien. Déjà, cela m'a fourni un prétexte pour ne pas assister au baptême, ce qui n'est pas négligeable ; je n'avais pas envie de voir ta sœur s'affolet derrière chaque convive !
— Vous êtes dur avec elle, mon oncle.
— Réaliste, seulement.
Il sonne la clochette pour quérir une servante qui apparait à la seconde.
— Servez-moi les restes d'hier. Ce que je vois sur cette table m'ouvrira tout juste l'appétit ! Alors, dis-moi, Alba, est-ce que tu t'es amusée, hier ? La journée ne t'a pas paru interminable ?
— Jusqu'à la fin d'après-midi, seulement... Puis-je vous poser une question, mon oncle ?
— C'est ce que je préfère chez toi : ton éternelle envie d'en savoir plus.
— J'ai fait la connaissance du signore Zanetti et... je ne veux pas me montrer indiscrète, mais si vous pouviez m'en dire un peu plus sur lui... Qui est-il exactement ?
Le rose monte aux joues d'Alba. Octave gobe un œuf dur, puis avale une bonne rasade de café avant de répondre en grognant.
— Un fieffé gredin !
— Comment ça ? Je l'ai trouvé tout à fait charmant.
— Zanetti est bel homme, je ne le nie pas, mais c'est un profiteur. Sa présence en est la preuve. Je ne l'ai jamais convié au baptême, je ne le savais même pas en France. Il a dû entendre parler de la fête par mes amis et se sera invité comme le pique-assiette qu'il a toujours été.
Octave dévore une cuisse de poulet sans s'apercevoir du désarroi que ses paroles ont provoqué chez sa nièce. Alba se sert un thé fumant d'une main tremblante. Sa cuillère tinte fort sur la tasse lorsqu'elle touille fébrilement le liquide brun.
— Il m'a pourtant fait forte impression.
— Il sait s'y prendre ! L'Italien est un coureur de dot de la pire espèce. Vive d'esprit comme tu l'es, tu aurais vu clair dans son jeu si tu avais eu plus de temps avec lui.
Alba a les oreilles qui bourdonnent et des bouffées de chaleur. Ce n'était donc que cela ces sourires et ces œillades ? L'appât du gain ? Comme elle a été naïve ! Elle devrait se douter que ressentir ce genre de lien avec un parfait inconnu est impossible. Voyant les traits de sa nièce s'affaisser, Octave réalise qu'elle s'est entichée de lui.
— Oh, mon enfant, ne sois pas si chagrinée. Tu auras vite oublié ces quelques heures ! D'autant plus quand je t'aurai annoncé la bonne nouvelle. Je me suis entretenu avec ton père, tout à l'heure... d'ailleurs, la prochaine fois, rappelle-moi de ne plus lui parler l'estomac vide. J'oublie quel caractère exécrable il peut avoir !
— La nuit a été courte et les lendemains de fêtes ne sont pas chômés dans une verrerie.
— Ne prends pas sa défense ! Je pense que tu aurais aimé qu'il soit dans de meilleures dispositions pour les sujets que je voulais aborder avec lui... dans la mesure où l'un d'entre eux te concerne.
— Vous n'avez pas obtenu gain de cause, si je comprends bien.
— Femme de peu de foi ! Je suis un négociateur hors pair, ne l'oublie pas. Écoute plutôt ça : je souhaite que ton père s'associe aux maitres verriers de Murano et je pense qu'avec mes relations sur place, nous pourrions faire affaire. Je lui ai soumis l'idée de me présenter aux négociations avec la benjamine des de Suève.
— Je n'y entends rien dans ce domaine.
— Ne t'en fais pas, tu ne serais là que pour laisser entrevoir les merveilles que ta famille sait produire...
Heurtée par les sous-entendus de son oncle, Alba se redresse en faisant basculer sa chaise.
— Je ne suis pas une potiche et je ne suis pas non plus un présent pour sceller vos affaires !
Octave éclate de rire en se tapotant le ventre.
— Ah, ta fougue est rafraîchissante ! Il se trouve que tu es en train de décrire la condition de la plupart des femmes que tu fréquentes, c'est juste que tu as eu la chance d'y échapper pour le moment. Mais non, évidemment que non, je ne vais pas te négocier comme un vulgaire pichet, tout ceci n'est qu'un prétexte pour t'emmener avec moi.
Alba réalise petit à petit ce que son oncle est en train de lui dire et sa colère reflue.
— Vous voulez que je vienne avec vous à Venise ?
— J'ai vu la façon dont tu t'es jetée sur les livres que je t'ai offerts. Tu es en manque de savoir et d'aventure. Même ta mère désespère de te voir tourner en rond. Il est temps pour toi de découvrir d'autres horizons et de rencontrer des gens plus proches de ta sensibilité.
— Des artistes ?
— Il en pousse à tous les coins de rue !
Alba s'assoit, les yeux pétillants de bonheur. Goguenard, Octave déclare :
— À moins que tu préfères rester. Où en es-tu avec le sergent de Guise ? Tu lui accordais tant de qualités dans tes lettres que je me languissais de faire sa connaissance !
— Vous me taquinez, mon oncle. Le sergent ne me plait pas.
— Parce qu'une plante verte serait plus intéressante que lui ! Tu as besoin d'un homme qui stimule ton esprit. Je suis certain que tu trouveras ton bonheur en Italie. Et si ce n'est pas le cas, tu auras au moins acquis de l'expérience et profité d'une des plus belles villes du monde.
— Père a dit oui ?
— Tu n'as plus qu'à boucler tes bagages !
Alba se précipite vers Octave pour saisir sa main.
— Oh, mon oncle ! Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir !
— J'en tire profit : le voyage de retour sera moins long en ta compagnie.
— Je... je ne veux pas avoir l'air d'abuser de votre générosité, mais croyez-vous que je pourrai... Serait-il possible que je revoie le signore zanetti une dernière fois, pour me forger ma propre opinion ?
— Uniquement sous ma surveillance. Il se peut que je me trompe quant à ses intentions et que tes charmes aient éveillé en lui des qualités insoupçonnées, mais je te considère comme ma fille et si je t'amène à Venise, ce ne sera pas pour te jeter dans les bras du premier margoulin venu !
— Tout ce que vous voudrez ! Mais... j'ai une dernière question, mon oncle, que signifie "ci rivedremo" ?
— Nous nous reverrons.
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Comme du cristal
NouvellesFille de gentilhomme verrier, Alba de Suève vit en Ariège, loin du luxe de la haute société, mais aussi de ses contraintes. Benjamine de la famille, elle pousse comme une herbe folle, à l'abri des obligations auxquelles ses aînés ont été astreints...