Il fait une chaleur torride. Alba a installée son chevalet près de la porte-fenêtre ouverte, espérant sentir le vent en provenance de la mer qui souffle par intermittence. Alanguie, le crayon à la main, elle ne parvient pas à terminer son croquis. L'inspiration n'y est pas. Le personnage qui se tient sur le quai face à un voilier qui quitte le port lui échappe. Elle n'arrive pas à cerner cet homme...
Ses yeux dérivent alors vers la boite à musique posée au sol. Pour la centième fois peut-être, elle ouvre le couvercle et laisse la mélodie se dérouler jusqu'à la fin, avant de remonter le mécanisme pour entendre la musique de nouveau.
Quand Giovanni la lui a offerte, elle en a été très émue, mais, sous le regard de Battisto, elle n'a pu que balbutier un timide merci. L'intention de Giovanni était pourtant si pure et belle... "la mélodie est celle de La notte d'Antonio Vivaldi, parce que mes nuits sont peuplées de vous". Prétextant un mal de tête, Alba est partie précipitamment.
Depuis, elle ne lui a plus donné de nouvelles, ignorant ses dernières invitations. La révélation de Battisto a ruiné ses rêves... des rêves de toute façon stupides et naïfs. Elle savait qu'une relation avec l'Italien serait compliquée, mais un sourire de lui suffisait à effacer les obstacles. Pas un instant, elle n'a imaginé qu'entre eux, c'était impossible.
Des coups retentissent sur le battant. Alba ne bouge pas ; ce ne peut-être qu'Héléna, la servante, son oncle étant en voyage professionnel... son oncle sans doute au courant de l'orientation sexuelle de Giovanni, raison pour laquelle il ne s'inquiétait pas de les laisser seuls. Comme elle a été aveugle !
Alba répond sèchement :
— Oui !
La porte s'ouvre :
— Signorina, signore Giovanni Zanetti è lì.
— Renvoyez-le, je ne peux pas le recevoir.
La domestique semble confuse. Alba devine pourquoi quand Giovanni entre à sa suite en la remerciant. Sans demander son reste, la servante s'efface. Aussitôt, le sourire de l'Italien illumine douloureusement la pièce et le cœur d'Alba. Pourtant, la jeune femme y devine une réserve...
— Êtes-vous souffrante, Alba ?
— Non, je vais bien.
— Me voilà soulagé. Avez-vous eu mes messages ? Nos coursiers ont tendance à s'arrêter aux cafés, oubliant leur mission...
— Je les ai reçus, mais j'ai été très occupée, le coupe-t-elle.
Giovanni incline le menton, ses yeux tentant de décrypter ce qu'Alba ne dit pas. Il s'approche du chevalet et jette un œil à la toile.
— Dio mio, vous êtes douée ! Croyez-vous que vous pourriez faire un portrait de moi ?
— Non, je regrette.
— Ce serait pour moi le plus beau des cadeaux.
Alba refuse encore, un goût de métal dans la bouche. La proximité de l'Italien est une torture.
— Ne devions nous pas nous montrer sincères l'un envers l'autre, Alba ? Me trouvez vous trop laid ?
— Non !
— Je sais mon physique disgracieux et androgyne, mon corps disproportionné.
— Ne dites pas cela, je vous en conjure ! À mes yeux, vous êtes parfait, mais...
Un soupir chevrotant l'empêche de continuer. Giovanni lui prend les mains et la fait se lever.
— Que se passe-t-il, Alba ? Ai-je dit ou fait quoi que ce soit qui vous ait offensé ?
— Non ! Notre dernière entrevue était le plus beau jour de ma vie : cette ville, les peintures, la liberté d'être moi-même, vous...
— Eh bien ? Il s'agissait des plus belles heures de mon existence également, comme à chaque fois que nous sommes ensemble, pourquoi ne pouvons nous pas renouveler cela aujourd'hui, demain et tous les autres jours ?
Les jambes d'Alba ne la tiennent plus et elle s'effondre sur le tabouret. La gorge nouée, elle est incapable de regarder Giovanni dans les yeux.
— Parce que ce que je ressens pour vous est au-delà de l'amitié ! Bien sûr que je serais satisfaite de continuer nos rendez-vous, votre compagnie me rend heureuse. Renoncer à cela est un crève-cœur, mais je sais aussi que je ne peux pas m'en contenter, mes sentiments sont d'une toute autre nature.
Giovanni l'observe, sous le choc, avant de déclarer :
— Vous ne prenez pas le mot "sincère" à la légère !
— Ne vous moquez-pas, je viens de me livrer corps et âme.
— Votre âme, oui, mais pas votre corps, il me semble.
Alba se cache le visage, toutes ces émotions sont trop pour son cœur inexpérimenté. Elle a besoin de terminer ce qu'elle a commencé, même si elle comprend que cela mettra fin à leur relation à la seconde.
— Je sais que vous ne m'aimerez pas en retour. Vous aimez les hommes et je ne vous juge pas, l'amour ne se commande pas... mais c'est trop dur pour moi.
Il s'agenouille pour essuyer les larmes qui se déversent sur les joues de la jeune femme qui ajoute :
— Vous savez, il m'est souvent arrivé de regretter de ne pas être née homme, mais jamais autant qu'aujourd'hui.
— Ne regrettez jamais d'être ce que vous êtes, Alba. Vous êtes merveilleuse, solaire et libre. Je saigne de vous voir souffrir.
— Alors, allez vous en, car mes larmes ne sont pas près de s'arrêter.
Capturant de nouveau les mains de la jeune femme, il s'assure qu'elle ne le quitte pas des yeux.
— Pas même si je vous dis qu'il y a quelques mois, quand votre oncle m'a parlé de vous au détour d'une conversion, m'expliquant à quel point il aimait le caractère enjoué et spontané de sa nièce, je me suis intéressé à vous ? Pas même si je vous assure que mon cœur s'est mis à battre plus fort lorsque Octave m'a montré ce portrait de vous qui trône sur sa cheminée ? Pas même si je vous avoue que j'étais trop heureux d'avoir un prétexte pour me rendre au baptême et pouvoir enfin vous rencontrer ?
Giovanni appuie son front contre celui d'Alba.
— Pas même si je vous dis que je n'aime ni les hommes ni les autres femmes et que la seule que j'aime, c'est vous ? Voyons, comment pouvez-vous ignorer ce que tout mon être clame lorsqu'il est auprès de vous ? Je vous aime, et ce dès la première seconde. Je vous aimais sans doute avant même de vous connaître.
Avec lenteur, il se penche pour déposer un baiser aussi léger qu'un souffle sur les lèvres mouillées d'Alba, puis il ouvre ses bras et l'enveloppe de tout son corps. Il a besoin qu'elle sente l'amour et le respect qu'il éprouve pour elle. Il est impératif qu'elle comprenne qu'il sera toujours là pour la retenir.
Durant plusieurs minutes, ils ne bougent plus, enlacés, laissant le bruit des bateaux et les cris des goélands envahir leur bulle, sans la briser. Dans le cou de Giovanni, les larmes d'Alba se tarissent. Les poings serrés sur les pans de la veste de l'Italien, elle doit encore se répéter ses mots en boucle pour se convaincre qu'elle n'est pas dans un de ses songes. Quand elle parvient à se détacher de lui, suffisamment pour retrouver son éternel sourire, elle se mord la lèvre inférieure. Serait-ce déplacé d'être à l'initiative d'un nouveau baiser ? Le premier était bien trop furtif pour qu'elle en goûte la saveur. Serait-ce osé de vouloir plus ? Son corps souffre tant de se séparer de Giovanni !
Serait-ce inconvenant de lui montrer le désir qui brûle en elle ?
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Comme du cristal
Historia CortaFille de gentilhomme verrier, Alba de Suève vit en Ariège, loin du luxe de la haute société, mais aussi de ses contraintes. Benjamine de la famille, elle pousse comme une herbe folle, à l'abri des obligations auxquelles ses aînés ont été astreints...