3-2 Comme du miel

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Face au palazzio de son oncle, à l'abri de son ombrelle, Alba attend. Elle ne redoute plus d'être dans la rue sans Octave. À plusieurs occasions ces derniers jours, ils ont arpenté la Sérénissime et elle a appris à apprécier cette effervescence de tous les instants. Les ruelles grouillent autant de vie que les canaux. Partout, ouvriers, marchands ambulants, porteurs d'eau, allumeurs de réverbères à la cire et carnavaliers animent chaque recoin de la ville. Ce qu'elle trouvait au départ oppressant lui semble maintenant plein de charme. Elle aime que les palazzios côtoient les logements modestes et que les populations se mélangent sans distinction. En fait, même si la campagne lui manque, Alba se sent dans son élément à Venise.

L'excitation de revoir Giovanni se mêle à l'appréhension d'être seule avec lui, quand bien même ils ne quitteront pas l'espace publique. Elle a trop peur de ce qu'elle pourrait faire sous l'intensité du regard de l'Italien, s'ils en venaient à s'isoler...

Étrangement, c'est à elle de se montrer raisonnable. Lorsqu'elle a reçu l'invitation de Giovanni, son oncle lui a immédiatement donné son accord. Ses mots résonnent encore dans son esprit :

— Nul besoin de chaperon avec lui, vous avez ma bénédiction !

Il paraît évident que son absence d'inquiétude provient du statut de protégé de Giovanni, mais aussi de son état. Un homme "ordinaire" n'aurait pas acquis sa confiance aussi aisément. Depuis la représentation, Alba pense souvent à ce qu'implique le fait d'être castrat, surtout la nuit, quand personne ne peut la voir rougir.

Poussée par sa curiosité, elle s'est rendue hier à la bibliothèque Macena. Si elle n'a pas menti à son oncle en déclarant vouloir y lire des poèmes, elle cherchait surtout à se documenter. Peu d'ouvrages abordaient le sujet, mais elle s'est néanmoins instruite sur les origines du phénomène et elle a également réussi à glaner quelques informations anatomiques...

Elle en est là de ses pensées lorsqu'elle aperçoit une gondole qui vogue vers elle avec Giovanni à son bord. Le bateau accoste en douceur et l'Italien se lève pour lui donner la main et l'aider à monter.

Buongiorno bellissima, je suis si heureux de vous revoir.

— Moi de même.

La promiscuité de l'embarcation oblige Alba à se serrer contre l'Italien. Il lui susurre :

— Qu'avez-vous fait ces derniers jours ? Vous vous languissiez de moi ?

La Française glousse avec un regard vers le gondolier.

— J'étais trop occupée à découvrir votre cité. Je suis d'ailleurs curieuse de connaitre notre destination.

— J'ai pris la liberté de me renseigner auprès de votre oncle sur vos inclinations. Il m'a parlé de votre goût pour la peinture. Que diriez vous d'une visite guidée des plus belles œuvres de Tiepolo et Canaletto ?

Le regard qu'ils échangent n'appelle pas de réponse. Alba est heureuse et Giovanni le sait. Euphorique, la jeune femme passe les heures suivantes à s'ébahir devant chaque toile et à commenter sans interruption, tandis que l'Italien la couve des yeux. A peine sortent-ils d'un bâtiment qu'ils sont emportés dans le flot des gens déguisés. Sur les pavés, des scènes de fortune accueillent de la comedia dell'arte ou des acrobates. La jeune Française alterne rires et émerveillement, joie et excitation. Échevelés, l'Italien et elle s'octroient même une pause au Ridotto, une salle de jeux dans laquelle ils se retrouvent masqués, se tournant autour comme si la bauta effaçait leurs inhibitions.

À la lumière du soleil couchant, sur le chemin de la villa de Giovanni par laquelle il veut s'arrêter avant de la raccompagner, Alba reprend leur discussion.

— Cette ville dégage une atmosphère décadente.

— Les combats sont à notre porte et je crois que les Vénitiens sentent le vent tourner. Leur monde risque de s'effondrer, ils tentent d'en profiter encore un peu. C'est la fin d'un règne... comme pour moi. Les castrats ne sont plus très en vogue. Et c'est bien ainsi.

— Pourquoi dites vous cela ?

— Pour quelques uns qui vivent de leur art, des milliers de petits garçons subissent la castration pour rien. Je ne saurais confier à vos chastes oreilles ce qu'ils sont obligés de faire pour subsister. Mais n'avons nous pas de sujet plus léger à aborder ? Je ne veux pas gâcher notre après-midi.

— Eh bien, si. Je me suis rendue avec mon oncle à un rendez-vous d'affaire à Murano. Contre toute attente, j'ai su me rendre utile. Je n'ai eu aucun mal à vanter les mérites et le savoir faire de mon père. Le talent de vos maîtres verriers m'a beaucoup impressionnée. La passion est identique et s'ils mettent de côté leurs égos, ils peuvent produire des merveilles ensemble.

— Votre oncle vous porte en grande estime.

— Merci. Comment se fait il que vous parliez si bien ma langue ?

— Mon professeur de chant, celui qui m'a élevé après mon opération, était franco-italien. C'était un homme sévère, mais juste. Il a accepté de s'occuper de Battisto, tant que j'étais son élève. J'ai eu de la chance.

Alba ne commente pas, comprenant que ces derniers mots ne sont qu'une demi-vérité.

Quelques minutes plus tard, assise dans le salon de la villa des Zanetti, Alba se sent tout à la fois nerveuse et triste de quitter Giovanni. Il lui a demandé de patienter le temps qu'il attrape un présent qu'il a pour elle et elle redoute le moment où il faudra le remercier...

Aux pas dans le couloir, elle se redresse, mais l'homme qui s'avance lui est inconnu. Du moins pendant quelques secondes, puis la ressemblance lui saute aux yeux. Son physique est plus trapu, plus harmonieux, mais il s'agit sans conteste du frère de Giovanni.

— Signore Zanetti.

— Mademoiselle de Suève, j'étais impatient de vous rencontrer ! Appelez-moi Battisto, je vous en prie. Gio m'a beaucoup parlé de vous, mais il a oublié de me dire à quel point vous étiez séduisante.

— Merci, signore.

— Cela dit, c'est normal qu'il n'ait pas remarqué votre beauté, n'est-ce pas ? Après tout, il n'y est pas particulièrement sensible.

— Je... je ne sais pas.

— Voyons, je ne peux pas croire que vous n'avez pas remarqué.

— J'ignore de quoi vous parlez.

— Allons, vous rougissez... Oh non, ne me dites pas que vous vous êtes éprise de ce grand dadais !

Alba se sent de plus en plus mal à l'aise.

— Mes sentiments ne vous regardent en rien, signore Zanetti.

— Mon intention n'était pas de vous vexer, pardonnez-moi. De plus, je suis certain que nous pourrions nous entendre, si seulement nous faisions plus ample connaissance. Ce n'était qu'une mise en garde, mais si vous préférez vous voiler la face, libre à vous.

Alba comprend maintenant la méfiance de son oncle envers cet homme. L'agacement la gagne.

— Cessez d'user de sous-entendus et parlez franc.

— Gio apprécie votre compagnie, mais il ne vous aimera pas en retour.

La voix d'Alba tremble sous le coup de l'émotion :

— Et pourquoi donc, je vous prie ?

— Parce que vous n'avez pas ce qu'il faut dans vos pantalons, très chère ! Mon frère aime retrouver chez ceux qui partagent sa couche ce dont il est lui-même dépourvu.


Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant