— Répète-moi ça calmement.
Marchant dans le sens opposé à la foule qui quitte l'opéra, Alba et Octave se dirigent vers les coulisses. Pour la seconde fois, la jeune femme explique avec un débit soutenu les raisons de son émotion.
— L'homme qui joue Ruggiero est le signore Zanetti, celui que j'ai rencontré lors du baptême. Celui que je vous ai supplié de revoir. Était ce donc là la surprise que vous me réserviez ?
— Attends... Je sais bien que Giovanni Zanetti joue Ruggiero, puisqu'il est sous ma protection ! Mais il n'est pas celui que tu as rencontré.
— Je vous garantie que si, mon oncle. Y-a-t-il donc un autre signore Zanetti ?
— Oui ! Battisto, le frère cadet, celui qui se présente aux fêtes sans y être invité et déprave les jeunes filles innocentes ! Décidément, je n'entends rien à cette histoire. Allons éclairer notre lanterne !
Dans les étroits couloirs de l'arrière scène, il est difficile de circuler sans gêner les costumières et les machinistes qui circulent à toute vitesse, les bras chargés. Devant la loge, Alba se sent soudain intimidée, elle n'imaginait pas revoir le signore Zanetti si tôt et surtout sans y être préparée. De surcroit, ce qu'elle vient d'apprendre à son propos l'a complètement déboussolée. Octave pousse la porte sans frapper et rugit aussitôt :
— Mio amico, tu as été fabuleux, comme à ton habitude !
— Monsieur de Vissec, quelle joie ! J'ignorais que vous étiez dans la salle !
Dissimulée par son oncle, Alba écoute l'accent chantant de Giovanni qui parle, néanmoins, un français parfait. L'Italien est en train de se démaquiller, assis devant un miroir cerclé de dorures. Quand Octave s'efface pour laisser la place à la jeune femme, elle sent son cœur s'affoler et se met à triturer ses mains devenues moites.
— Giovanni, il y a une situation rocambolesque que nous devons élucider sur le champ ! Il paraît que vous connaissez déjà ma nièce...
Alba ose enfin affronter le reflet de l'Italien qui, en l'identifiant, se lève précipitamment. Il a retiré son costume et ne porte plus que sa chemise lâche et ses culottes longues. La bienséance voudrait qu'elle se détourne, voire qu'elle sorte, mais dès qu'il lui sourit, elle ne parvient plus à bouger, et toutes ses angoisses s'envolent.
— Dire que je la connais serait présomptueux, mais j'avoue l'avoir déjà rencontrée, oui.
— Alors, ce ne sont pas des fariboles ! Que faisiez vous donc au baptême de mon petit neveu ? Il faut vous en expliquer, mon ami.
L'Italien éclate de rire en tirant une causeuse vers ses visiteurs.
— Je vous en prie, sedetevi. Octave, je suis au regret de vous avouer que l'histoire est toujours la même. Battisto et moi étions en route pour Bordeaux où j'avais une représentation...
— Je n'en étais pas informé, bougonne le mécène.
— Vous oubliez sans cesse les commandes de soirées privées.
— Soit, viens en au fait !
— À Perpignan, par hasard, nous sommes descendus dans la même hostellerie que le signore Rossi et ses amis et nous avons déjeuné ensemble. Ils nous ont dit se rendre à une fête sur votre invitation. Battisto a voulu s'imposer, ovviamente... Je le lui ai interdit et il a profité que je me reposais pour s'éclipser. Par crainte qu'il ne cause des ennuis, je me suis rendu à la réception, mais il avait déjà disparu, sans doute en belle compagnie. J'étais sur le point de repartir lorsque j'ai croisé Mademoiselle de Suève...
Alba n'a pas perdu un mot du discours de Giovanni, qui s'exprime avec tant de volubilité, ses longues mains dessinant dans les airs des volutes et des arabesques. Elle comprend aussi que le signore Zanetti qui a impressionné sa mère était sans nul doute Battisto. Jamais elle n'aurait dit de Giovanni qu'il était beau, tout simplement parce qu'il ne l'est pas. Charismatique, envoutant, mais beau, certes pas.
— Gio, débarrasse-toi de ton parasite de frère ! Il ne te crée que des problèmes et ce n'est pas lui que j'entretiens, mais toi.
— Lo so bene, Octavio.
— Où est-il, d'ailleurs ?
— Dans un café. Le belcanto n'est pas à son goût.
— Il devrait pourtant, c'est ce qui le fait vivre ! Bien, maintenant que j'y vois plus clair sur cette mésaventure, je dois aller féliciter mon autre protégée. Alba, tu voulais revoir le signore Zanetti, tu l'as devant toi dans toute sa splendeur. Et couvre-toi, Giovanni, ma nièce est une jeune femme respectable !
Octave sort de la pièce en veillant à laisser la porte ouverte. L'Italien enfile une longue redingote par dessus sa chemise, mais Alba a déjà les joues empourprées par les mots de son oncle.
— Je crois que je vous dois une explication pour mon comportement de la dernière fois, mademoiselle.
— Vous ne me devez rien, signore.
— Appelez-moi, Giovanni.
— Seulement si vous dites Alba.
— Qu'il en soit ainsi.
— Cette histoire est une énorme méprise. Lorsque j'ai signalé à mon oncle que je vous avais rencontré, il a cru que je parlais de votre frère...
— Et il vous a mise en garde. Je ne le blâme pas. Toutes les demoiselles d'Europe devraient se méfier de Battisto. C'est mon petit frère, il n'y a plus que lui et moi dans notre famille e lo adoro, je n'y peux rien. Je ne désespère pas qu'il adopte un comportement plus adulte, un jour.
Au dehors, l'effervescence d'après spectacle diminue et Alba et Giovanni retrouvent leur silence complice. Maintenant qu'ils se tiennent assis face à face, leurs regards reprennent le dialogue là où ils l'avaient laissé en Ariège. La loge semble soudain trop petite pour l'immense silhouette de l'Italien et le cœur fébrile de la Française.
— Vous vouliez donc me revoir, Alba ?
Sa voix a la douceur du miel et la jeune femme baisse les yeux, de nouveau aussi rouge qu'une pivoine. L'Italien s'écrie :
— No, per favore, ne soyez pas timide. En France, vous vous êtes montrée si sincère et drôle, que je refuse que vous perdiez votre liberté de ton parce que je me révèle aussi bavard que vous. Sinon, je clos ma bouche pour toujours !
— J'avoue être déstabilisée, non seulement de vous entendre parler, mais aussi chanter avec un tel talent.
— Lorsque nous nous sommes rencontrés, j'économisais justement ma voix, comme chaque veille de représentation.
— Vous avez néanmoins brisé votre silence pour me glisser deux mots à l'oreille...
— Et j'en aurais prononcé mille autres si je n'avais pas dû partir.
Leurs genoux s'effleurent, leurs respirations s'accordent... quand Octave entre en tapant dans ses mains.
— Il est l'heure de dormir, jeune fille !
— Oui, bien sûr, balbutie Alba en s'éjectant de son siège. Tout de suite.
Elle est déjà presque dans le couloir, affreusement gênée. Son oncle s'engage vers la sortie après une accolade à Giovanni et Alba s'apprête à le suivre quand l'Italien lui saisit délicatement le poignet :
— Allez vous défaillir ? Je serais trop heureux de vous rattraper...
Ils échangent un sourire de connivence et Alba chuchote, espiègle :
— J'ai fait toute la route jusqu'à Venise pour notre second rendez-vous, j'espère que vous serez à l'initiative du troisième !
VOUS LISEZ
Comme du cristal
Short StoryFille de gentilhomme verrier, Alba de Suève vit en Ariège, loin du luxe de la haute société, mais aussi de ses contraintes. Benjamine de la famille, elle pousse comme une herbe folle, à l'abri des obligations auxquelles ses aînés ont été astreints...