4-2 Comme du métal

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Giovanni lui sourit, comme à son habitude, mais ne lui laisse pas l'opportunité de mettre ses fantasmes à exécution. Il s'installe face au chevalet à l'abri des regards indiscrets.

— Je voudrais que vous réalisiez mon portrait.

Les yeux encore troublés de larmes, Alba reprend son souffle.

— Ma main s'agite trop. J'ai peur de ne pas rendre une image fidèle de ce que je vois de vous.

— Sans doute parce que vous ne voyez pas tout de moi.

Giovanni retire sa veste, la jette sur le sofa derrière lui et commence à déboutonner sa chemise. Interdite, Alba observe chacun de ses mouvements gracieux et amples.

— Que faites-vous ?

— Je vous montre ce que j'ai coutume de cacher, en priant que cela ne vous repousse pas.

Lorsque le haut de son corps est enfin dénudé, elle découvre que sa poitrine est glabre et ses seins, légèrement gonflés, ressemblent à ceux d'une très jeune fille. Son torse est étroit et sa peau fine, on devine les veines bleues sous la blancheur translucide. Elle ferme les yeux quelques secondes, puis les rouvre : il n'a plus que son pantalon. Il dénoue le lacet à sa ceinture en la fixant d'un regard fiévreux.

À tout moment, elle peut lui dire d'arrêter, mais c'est la dernière chose dont elle a envie. Il n'y a rien qui l'effraie en Giovanni. Tout ce qu'elle a sous les yeux l'enchante. L'Italien est pareil à ses sculptures de marbre que l'on a envie de toucher du bout des doigts. Les yeux d'Alba glissent vers ce qu'il s'apprête à dévoiler. Contrairement au reste de son corps, elle devine des poils à la naissance du pubis. Fébrile, elle demande :

— Souffrez-vous ?

— Non, plus depuis longtemps.

Elle prend une profonde inspiration.

— Comment... Est-ce que vous pouvez... ?

— Oui, ça prend plus de temps qu'un homme normal, mais je peux.

— Vous êtes un homme normal, vous êtes même mieux que cela.

— La stimulation physique peut être laborieuse, mais les sentiments que j'ai pour toi sont le meilleur des excitants...

Elle rougit avec ardeur quand le vêtement tombe enfin au sol révélant une érection qui confirme les dires de Giovanni. Aussi troublée par ce qu'elle voit que par le soudain tutoiement, elle pose néanmoins son crayon et contourne le chevalet pour s'approcher de ce corps qui l'aimante.

— Je n'ai pas envie de dessiner.

Sans perdre la connexion avec les iris noirs, elle ouvre son caraco. Elle n'a pas peur de se montrer et de s'offrir à Giovanni qui ne cesse de sourire. Ses jupes glissent à ses pieds, suivies de sa blouse de coton et de ses bas. L'Italien termine l'effeuillage de la jeune femme en dénouant ses longs cheveux roux qui atteignent le haut de ses fesses.

Il tend ensuite la main vers les seins d'Alba, en effleure les tétons. Elle en fait de même, curieuse, puis descend jusqu'au nombril, caresse le duvet qui la mène au sexe de Giovanni. Leurs corps frissonnent ensemble. Ils éclatent de rire.

D'un même élan, leurs yeux toujours connectés, les amants s'affranchissent de l'espace qui les sépare. Tendrement, ils s'embrassent, goûtant la saveur de l'autre. Doucement, ils s'enlacent, accordant les battements de leurs cœurs. Délicatement, ils s'unissent, confirmant alors ce qu'ils savaient au premier regard : ils sont complémentaires et indissociables. De véritables âmes sœurs.

***

Allongés, face à face, dans l'eau qui tiédit, ils s'observent, épuisés mais revigorés. À bout de force et pourtant pleins de vitalité. Voilà deux jours et deux nuits qu'ils ne se quittent pas. L'exploration de leurs corps, de leurs fragilités, de leurs points sensibles et de leur intimité accapare tout leur temps. Ils s'apprennent et se reconnaissent, tout à la fois. Ils ne passent des vêtements que pour chaparder de la nourriture dans la cuisine.

— Pourquoi dois-tu partir à Milan, déjà ? s'enquit soudain Alba.

Il lui mord un orteil, la baignoire déborde.

— J'ai deux représentations d'Alcina à la Scala avec toute la troupe.

Le bateau qui doit l'emmener loin attend déjà en bas, mais la séparation est impossible. Il ne se résout pas à s'éloigner de la peau d'Alba, de son sourire, ni de son odeur.

— Tu dois être fier de te produire là-bas.

— À vrai dire, je ne le suis pas. Je suis las de cette mascarade...

— Comment ça ? Tu n'aimes pas ce que tu fais ? Ta voix a le pouvoir d'arracher des larmes aux plus coriaces. J'ai bien vu comment les spectateurs t'admirent.

— Peu m'importe les prouesses de mes cordes vocales. Tout ceci est un carcan, une prison dorée. Je n'ai rien choisi de ma vie, ma condition m'a été imposée alors que je n'étais qu'un garçonnet et j'ai parfois bien du mal à comprendre qui je suis.

Alba se redresse pour embrasser les longs doigts qui la connaissent maintenant par cœur. Giovanni ajoute :

— Je suis perpétuellement incomplet. Je ne me sens pas tout à fait homme, ni femme pour autant. Je suis né pauvre et me voilà couvert de richesses. Je déteste les attitudes mielleuses que l'on adopte avec moi depuis que j'ai du succès. Je hais l'hypocrisie, la concupiscence des femmes et la jalousie de certains hommes qui me détestent sans raison, inconscients de ce qu'est ma vie. Et il y a cet ennui que je traîne depuis toujours sans me l'expliquer...

Alba reconnait des sentiments qu'elle a longtemps éprouvés, une situation subie, un accablement, une volonté de se détacher des apparences et des obligations inhérentes à sa condition de femme.

— Pourquoi continuer ?

— Je le faisais pour les mauvaises raisons : l'argent notamment, le désœuvrement... mais je songe à arrêter. Encore plus depuis notre rencontre. J'aspire à plus de simplicité. Je veux découvrir celui que je suis au fond de moi, quitte à m'apercevoir que je ne suis bon qu'à chanter.

Les cloches du campanile de Saint-Marc sonnent au loin. Sur un ton léger, Alba lance :

— Fuyons ensemble. Recommençons ailleurs.

— Vous ne voudrez pas de moi. Je deviendrai bientôt aussi gras qu'un jars.

— Nous formerons alors un joli couple d'oiseaux ! Si je suis comme ma mère, je ressemblerai moi-même à une oie.

Il sourit, mais lorsqu'il s'extrait de l'eau pour se sécher, il semble triste. La proposition d'Alba flotte entre eux comme une promesse. Tous deux commencent à s'éteindre à l'idée d'être séparés, même quelques jours. Une fois habillé, Giovanni s'agenouille près de la baignoire :

— Je ne peux pas me marier, Alba, cela m'est interdit. Je ne peux pas non plus avoir d'enfant, de toute évidence. Je n'ai rien à offrir. Que feriez-vous donc de moi ?

Il l'embrasse tendrement et quitte la pièce en coup de vent, pour ne pas renoncer. Il n'est déjà plus là quand Alba murmure :

— Un homme heureux.

Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant