1-2 Comme du plomb

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La demeure familiale des de Suève n'a rien d'un château, tout juste est-ce un manoir de taille moyenne. Le salon n'est même pas assez vaste pour accueillir les festivités. Fort heureusement, le temps clément des derniers jours a permis d'installer les tables sur la spacieuse terrasse qui domine les jardins.

En temps normal, l'intendance d'un tel endroit nécessite peu de domestiques, mais le baptême de l'héritier du Conte de Vaillant, maréchal de France, et d'une des grandes familles de gentilshommes verriers du sud de la France a nécessité la venue de renforts pour servir les nombreux convives. Alba a la tête qui tourne face à la vingtaine de serviteurs portant des plateaux en argent, qui déambulent parmi des invités vêtus de leurs plus riches atours. Les discussions vont bon train et le manoir d'ordinaire plutôt paisible résonne d'éclats de rire et de verres — fabriqués par les De Suève — qui s'entrechoquent.

A pas mesurés pour ne pas trébucher sous le poids et la taille de sa robe, Alba part à la recherche d'un coin tranquille. Elle compte se cacher derrière son éventail et attendre que le repas soit annoncé, ensuite, elle n'aura qu'à s'asseoir et feindre d'apprécier les histoires de la personne placée à ses côtés, comme elle a pu le faire à midi.

La jeune femme n'a pas l'habitude de s'habiller de la sorte, en particulier quand le soleil brille de tous ses rayons et elle prie pour que la fraîcheur vespérale lui apporte du réconfort. En attendant, elle observe à distance la foule endimanchée sans avoir personne avec qui converser. En tant qu'hôtes, les membres de sa famille sont occupés à choyer leurs invités et son oncle, alité depuis le matin, n'est malheureusement pas remis. Alba ne se sent aucune affinités avec les filles de son âge qui ne parlent que de se pomponner, tricoter ou broder, quand elle préfère peindre ou battre la campagne.

Du fait de la verrerie implantée près de vastes forêts fournissant du combustible aux fours, les De Suève vivent isolés des autres familles nobles ariégeoises installées pour la plupart à Foix et Alba se retrouve plus souvent en compagnie de filles de ferme et de servantes. De plus, les déménagements successifs, pourtant dans la même région, l'ont empêchée de nouer des liens solides. Depuis sa plus tendre enfance, elle a la sensation de n'appartenir à aucun des mondes qu'elle côtoie. Ni tout à fait noble ni tout à fait roturière, elle se perd dans les codes qui régissent chaque environnement.

En tant que gentilhomme verrier, son père est dit écuyer du roi, ce qui est un titre nobiliaire, mais au rang le plus bas. Son dur labeur le différencie de ceux qui se contentent de profiter de leur fortune en se pavanant dans des mondanités et Alba a souvent senti le mépris qu'elle inspirait aux autres jeunes filles.

— Mademoiselle de Suève, je vous ai cherchée partout ! s'écrie le sergent Gontrand de Guise précédé de son haleine. Ce bleu vous va à ravir !

Alba substitue aussitôt son éventail à un mouchoir brodé imbibé d'eau de rose et fait mine d'éponger la transpiration qui perle sur sa lèvre supérieure. Ce soupirant l'indispose, pas tant par son hygiène dentaire, que par sa soporifique compagnie, en vérité. Au bout de quelques secondes à peine, il discourt sur la passion qu'il voue à la chasse au vautrait et la jeune femme dissimule un bâillement.

Après avoir supporté un monologue assommant, Alba estime avoir rempli son devoir et se permet d'interrompre le sergent en posant une main sur son bras pour lui réclamer un verre de vin blanc. Gontrand s'exécute au moment où l'on sonne la cloche pour signaler le dîner et la jeune femme ne peut retenir un soupir de soulagement.

Gênée par ses jupons, elle tente de se pencher en constatant que son mouchoir est tombé à terre, mais quelqu'un la devance et s'en empare juste avant elle. Leurs mains s'effleurent une seconde et Alba, rougissante, recule d'un pas en remerciant l'étranger du bout des lèvres. En retour, il la salue d'un hochement du menton et elle ne peut s'empêcher de le détailler sans aucune retenue. Elle n'a jamais rencontré d'homme — jeune homme ? — comme celui qui se tient face à elle.

S'il avait été un invité de son beau-frère, elle l'aurait remarqué plus tôt, car il détonne au milieu de l'assemblée. De par sa grande taille d'abord — il dépasse tous les hommes présents d'une bonne tête —, mais également par son port de tête et l'extrême finesse de ses traits, quasi féminins. Son regard aussi sombre que la nuit est emprunt d'une douceur inhabituelle et Alba ne parvient pas à s'arracher à la contemplation des cils les plus longs qu'elle ait jamais vus.

Les propos de sa mère lui reviennent en mémoire : cet homme est sans nul doute un des marchands italiens invités par son oncle ; son épaisse chevelure noire et son teint hâlé penchent d'ailleurs en faveur de cette théorie.

— Je vous prie de m'excuser, déclare la jeune femme en bafouillant, vous m'avez surprise. Nous n'avons pas encore été présentés, je crois...

L'étranger lui répond par un sourire au moment où un homme râblé à la peau tannée par le soleil l'interpelle en italien d'une voix forte. Alba détourne le regard pour ne pas se montrer indiscrète, même si elle ne comprend pas la langue. Un mot pourtant se détache : Zanetti.

Étonnée, elle jette un œil à la dérobée à l'étranger qui acquiesce en silence aux propos de son interlocuteur, serait-ce donc celui qu'évoquait sa mère ? Rolande de Suève est d'habitude sensible aux charmes d'hommes à la virilité ostensible et ce n'est clairement pas une qualité que possède l'étranger.

L'homme râblé parti, l'Italien reporte toute son attention sur Alba tandis que ses longs doigts fins lissent lentement les pans de sa veste en soie. Il sourit toujours. Son cou délicat et ses épaules étroites lui confèrent une allure juvénile, mais l'intensité du regard qu'il pose sur la jeune femme dément cette impression.

— Je suis Alba de Suève, parvient-elle à articuler. Et vous êtes... vous êtes Signore Zanetti, si j'ai bien compris ?

Les lèvres du méditerranéen s'étirent plus encore, mais il ne répond pas. Les joues en feu et le cœur battant à tout rompre, Alba tente de cacher son embarras en se tournant vers les invités attablés, mais c'est comme s'il n'y avait plus personne. Le sergent de Guise et son verre de vin pourraient tout aussi bien être sur la lune. Aux oreilles de la jeune femme, seul retentit le silence de l'étranger. S'il reste mutique, ses yeux expriment en revanche une curiosité et un intérêt qui la troublent excessivement.

Elle est hypnotisée, à bout de souffle. Pour la première fois de sa vie, elle ne sait plus quoi dire. Elle n'ose même plus bouger de peur de clore cette conversation intime entre leurs deux regards.

Ses iris de charbon toujours arrimés aux siens, le mystérieux jeune homme lui tend une main secourable pour la guider vers le festin qui les attend et c'est finalement à contrecœur qu'elle brise ce contact visuel d'une délicieuse indécence.

Ses iris de charbon toujours arrimés aux siens, le mystérieux jeune homme lui tend une main secourable pour la guider vers le festin qui les attend et c'est finalement à contrecœur qu'elle brise ce contact visuel d'une délicieuse indécence

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Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant