Je n'en crois pas mes oreilles. Je n'arrive pas imaginer cette image même de l'équilibre au féminin devant un psy. Elle ne peut pas avoir de problème qui nécessite de supporter quelqu'un décortiquer chaque parole ou pensée pour vous amener sur un chemin que vous aurez peut-être du mal à supporter.
— C'est impossible !
— Non. Ça ne l'est pas. Tu ne sais pas grand-chose de moi, tu sais, Jane. Comme je sais aussi très peu sur toi. Nous avons tous nos secrets.
— Je sais, mais tu parais si...
— Le mot important dans ta phrase c'est le verbe « paraître ». Même si aujourd'hui ça va beaucoup mieux, je n'ai pas toujours été aussi... « équilibrée ». Loin de là. Très loin.
Les derniers mots sont comme un murmure. Je n'y tiens plus. Je pose la question, car s'il y a une chose que je sais, c'est que la consultation d'un psy à notre âge est la conséquence d'un évènement, voire de plusieurs, qui ne cadrent pas avec la normalité que la société nous impose.
— Peu importe, Jane. L'important, c'est que j'ai parlé de notre rencontre au docteur Harrisson et qu'elle m'a donné quelques pistes sur ce que tu pouvais ressentir en vrai.
Que pouvait bien savoir cette femme ? Était-elle aussi une surdouée ? Avait-elle vécu, elle-aussi, des « contrariétés » qui l'avaient mené chez un médecin aussi cinglé que celle que j'avais eu la malchance de rencontrer ? Avait-elle été enfermée pour son bien comme moi pendant plusieurs mois ? Avait-elle fini par faire comprendre à ses parents, totalement inconscients de ce qui se jouait réellement, que la normalité n'était qu'un point de vue restrictif imposé par des esprits étriqués ? Comment pouvait-elle penser une seule seconde qu'elle pouvait aider Kira à me comprendre...
D'un autre côté, Kira avait réussi le tour de force de me mettre à l'aise et de trouver les mots justes. Le docteur Harrisson n'était peut-être pas aussi mauvaise. Tous les psy ne sont pas du même acabit que ... peu importe. Je ne veux pas me souvenir de ça.
Je regarde Kira avec sérieux. Je sais que l'instant est important pour nous deux. Pour notre amitié naissante. Pour ce sentiment qu'il y a entre nous et qu'aucune d'entre nous ne maîtrise vraiment. Je ferme l'accès à Big Data qui m'énumère le nombre de colorants qui composent les parfums des glaces de la carte et leurs composés chimiques, le nombre de germes possiblement présents dans cet endroit, le nombre de minutes qu'il me faudrait pour sortir d'ici, s'il fallait fuir, les différentes façons de faire s'effondrer un tel bâtiment.
Je m'efforce d'ouvrir mon cœur, de le laisser respirer
— J'ai su dès notre première rencontre que l'on serait amies... Je t'aime... beaucoup, Jane, murmure Kira.
Nos mains se serrent. Nos regards se perdent dans celui de l'autre. L'instant est précieux.
Et puis, mon cœur explose.
J'aurais dû le voir venir.
Je ne maîtrise plus rien. Je mets ma tête sur mes genoux et je me balance sur ma chaise en prononçant tout ce qui me passe par la tête. C'est effrayant, je sais. Surtout quand je m'entends dire que je l'aime plus que tout. Elle va me prendre pour une folle. C'est sûr. Elle va regretter de m'avoir connue. Elle va me quitter pour toujours.
Mon cœur n'en peut plus. La pression est trop intense.
Puis, une douleur fulgurante me transperce brusquement la jambe gauche, et mon cœur reprend sa place. Mon anxiété tombe à zéro. Big Data arrête de tourner à plein régime.
Je suis muette et stupéfaite. Kira tient dans sa main un tube de caoutchouc rigide. Une sorte de matraque artisanale. C'est elle qui m'a frappé. Et cet objet dans sa main m'éclaire un bref instant sur l'événement potentiel qui a pu la mener chez une psy.
— Détournement de l'attention, dit-elle simplement avec un pauvre sourire.
Processus cognitif de détournement de l'attention. Placard d'urgence ou matraque artisanale. Même combat.
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Le cœur du problème
Novela JuvenilJane est surdouée, mais ça n'est pas un souci. Big Data, son cerveau, et elle s'entendent fort bien. Le cœur du problème, c'est le monde autour d'elle. Un monde où elle tente de se dissimuler, mais sans trop en faire non plus. faut pas pousser. Sau...