Chapitre 3 - Le bas de la chaîne alimentaire

103 14 104
                                    

Deux mois plus tard, un quatre-quatre noir franchit de nouveau la frontière de Faucon. Andreï Tourgueniev n'avait pas menti : il est de retour. Cette fois, il n'est accompagné que de son bras droit, Miguel Ximeno.

Nous nous installons à l'auberge de Térésa pour y discuter tranquillement. Je commande des whiskys pour Yohan et moi, deux vodkas pour Andreï et Miguel, et une pinte de bière pour Spyke.

— Tu mettras ça sur ma note, dis-je l'air de rien à la patronne.

Elle me regarde en clignant des yeux comme si je venais de dire une énormité. Je suis indésirable dans son établissement tant que je n'aurai pas réglé mon ardoise longue comme le bras.

En guise de remboursement des matériaux achetés sur le compte du Royaume, Sydney a refusé de me payer les dernières missions effectuées pour elle, ce qui m'a un peu pris au dépourvu. Lorsque Térésa m'a signifié avec quelques pincettes que je n'étais plus le bienvenu chez elle, je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à mettre mes consommations sur la note de la reine, mais cela ne l'avait pas fait rire.

Je la supplie du regard de me faire une fleur pour ce soir, je ne serais pas passé outre son éviction sans la présence d'Andreï Tourgueniev.

— C'est d'accord, me répond-elle finalement d'un ton neutre.

Je la remercie d'un clignement de paupières reconnaissant. Je cumule à présent une double dette : une pour les boissons, et une pour sa discrétion.

Andreï s'enquiert par politesse du bien-être de Tania et ses fils, mais il ne demande pas à les rencontrer. C'est pour moi qu'il est venu.

— J'ai le projet d'augmenter mon influence à Teneria, nous explique-t-il comme s'il parlait d'un sujet aussi anodin que ses futures vacances au soleil, mais mon cher oncle ne voit pas cela d'un très bon œil, parce qu'il craint que la sienne diminue.

J'essaie de remettre de l'ordre dans ma connaissance de la situation sur la Côte. J'y ai vécu à l'époque du premier Tsar dont j'ignore le nom, qui avait fondé et dirigeait d'une poigne de fer depuis la ville de Ludmia le plus grand réseau mafieux de tout le Ceagrande. Un grand bonhomme d'au moins deux mètres de haut et d'une carrure qui ne s'en laissait pas conter, avec une barbe blanche et des yeux bleus transperçants. Quand Sergueï avait été arrêté, il m'avait envoyé chez lui pour me protéger, il savait que le Tsar était intouchable. Du haut de mes quatorze ans, je m'étais donc retrouvé face à cet homme impressionnant, bien plus intimidé que je n'avais voulu le lui montrer.

Il y a quelques années, le Tsar est mort, et son fils Nikolaï a repris l'Organisation après lui, selon la tradition. Andreï Tourgueniev qui se tient aujourd'hui devant moi est le petit-fils du Tsar fondateur, neveu de Nikolaï assis sur le trône de la plus importante des mafias. Il était absent du Ceagrande pendant de nombreuses années, et il revendique à présent une place qui ne lui revient pas de droit.

— Nikolaï a remplacé le Tsar à la tête de ses affaires ? je demande pour combler les parties de l'histoire qui me manquent.

— Lui, un Tsar ? réplique mon interlocuteur avec dédain. Jamais ! C'est ainsi qu'il veut qu'on le nomme, mais il n'en a pas l'étoffe. Le Grand Tsar claquait des doigts, et les hommes rampaient à ses pieds. Nikolaï claque des doigts et tout le monde rit aux éclats.

— Rien qu'un bébé Tsarévitch, se moque son acolyte. C'est comme ça qu'on l'appelle, nous. Il ne régnera jamais sur nous !

Yeux noirs, cheveux noirs plaqués en arrière, vêtements noirs, Ximeno semble être l'incarnation de l'austérité. Pourtant, la chaleur de sa voix traduit un enthousiasme qu'on ne lui devinerait pas au premier abord.

Pour un peu d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant