Refrains

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La salle de ballet au Mariinsky était blanche du sol au plafond, avec de grands miroirs servant à disséquer chaque millimètre du corps des élèves. L'instructrice du groupe de patineurs de Yakov se nommait Maria Romanovna Vishneva, elle avait des pommettes saillantes et des sourcils fins perpétuellement froncés. Elle ressemblait à toutes les ballerines que Yuri a rencontré au cours de sa vie, sévère, prête à le jeter à la poubelle, et pourtant si belle.

Les doigts de Maria Romanovna étaient froids sous le menton de Yuri, contre ses bras, puis dans son dos alors qu'elle ajustait sa posture, comme elle aurait manié les membres d'un jouet disloqué. La forme de Yuri n'était pas catastrophique, parce qu'il avait douze ans et que son corps d'enfant était malléable - mais elle était loin d'être parfaite selon les critères de la méthode Vaganova.

- La douleur est-elle supportable ? avait demandé Maria.

Il avait acquiescé, expirant lentement par la bouche, alors que la ballerine étirait sa jambe à la verticale jusqu'à l'appuyer contre sa poitrine. De son autre main, elle frottait rudement l'arrière de son genoux pour détendre le muscle contracté.

La mâchoire de Yuri était serrée - la douleur n'était absolument pas supportable. Il n'y avait pourtant qu'une seule réponse à donner.

Yuri se souvient avoir resserré les doigts sur la barre, jeté un œil dans la glace, à son corps tendu comme s'il risquait de se briser. Il se souvient avoir réalisé pour la première fois qu'il n'était rien de plus qu'un instrument destiné à être manié par d'autres. Était-ce à cet instant précis qu'il avait vendu son âme ? Il y avait bien un papier officialisant son départ pour le camp d'été, puis pour l'équipe entraînée par Yakov.

Telles les matryoshka de porcelaine exposées sur les échoppes d'attrape-touristes, on a exhibé Yuri à la télévision. D'abord sur les chaînes nationales, puis internationales. Il est beau lorsqu'il est petit sur l'écran des caméras, léger en grimpant sur un podium, triomphant en portant l'or à son cou. Il est beau lorsqu'il n'est rien de plus qu'une marionnette qu'on habille de costumes brillants. Il l'accepte comme une réalité immuable.

Tout ce que Yuri possède est le fruit d'un échange où il s'est donné en retour. Les vêtements et meubles offerts par les sponsors, le studio financé avec la somme récoltée aux Jeux olympiques, les trajets en avion gratuits à vie s'il pose sur les pubs affichées à Pulkovo. Ça lui a apporté un peu d'indépendance financière, de quoi payer les factures de Grand-Père et de la nourriture dans son assiette. Yuri est reconnaissant, mais il sait ce qu'il a sacrifié pour en arriver là. Sa liberté à lui.

Et maintenant, alors ? Son corps s'est élargi, s'est étiré, il lui échappe totalement. D'inconnu, il est devenu ennemi, Yuri n'a de lien avec cette masse de chair que les bleus sur les genoux, les ampoules baignées dans l'antiseptique et la palpitation de muscles maltraités. Qu'est-ce qu'il est censé foutre de cette apparence dégingandée ?

Une main chaude se pose sur son épaule, Yuri sursaute. Il cligne des yeux, distingue le pli entre les deux sourcils d'Otabek et reconnaît les murs jaunis de la patinoire derrière-lui. Il est à Almaty, le Mariinsky est loin derrière lui.

- Tout va bien, Yura ?

Yuri se force à hocher la tête. Il n'en sait rien.

- Je pensais au camp d'été Yakov. Tu sais, à la prof qu'on avait au Mariinsky.

Un soupir s'échappe des lèvres d'Otabek. Il était sans aucun doute le genre d'élèves qui donnait des sueurs froides à Maria Romanovna et qui se faisait taper sur les doigts.

- Les cours de ballet te manquent ? plaisante Otabek.

C'est au tour de Yuri de soupirer. Même s'il en est venu à apprécier cette discipline car elle lui vide la tête et le fatigue suffisamment pour qu'il cesse de penser, il n'est pas certain que Lilia Mikhailova lui manque. C'est sans doute parce qu'il craint la réaction de sa Prima lorsqu'elle va découvrir ses centimètres en plus et ses compétences en moins.

Buzzcut Season - Yuri on Ice (1/2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant