Ecchymoses

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AOÛT

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L'existence de Yuri est rythmée par le tic-tac d'une montre qui tourne.

Une multitude de scènes défile dans son esprit alors qu'il regarde le temps filer sur l'horloge analogique de la patinoire d'Almaty. Ces images sont pareilles aux vieilles cassettes filmées par Grand-Père lorsque Yuri était enfant, entrecoupées de statique, partiellement masquées par le grain de l'antique appareil.

Yuri les distingue pourtant clairement :

Sa Babushka et son expression perpétuellement impénétrable, illuminées par un sourire alors que celle-ci pose devant un étang gelé, puis lance une boule de neige vers la caméra en réalisant c'est une vidéo. Grand-Mère encore, une petite fille au bout de son bras, marchant dans ce que Yuri reconnaît comme les rues de Moscou.

La petite datcha où Yuri a grandi avec ses grand-parents, le parquet troué de partout, les canalisations à nu, les fils électriques à raccorder. Nikolaï, une chemise retroussée au-dessus des avant-bras, de la crasse jusqu'au cou, des outils dans les mains. Evgeniya, Nikolaï et Katarina, que Yuri suppose avoir été filmés par leur voisin, accroupis devant les choux et les patates dans le petit jardin de la maison.

L'adolescente grandit, s'absente, puis disparaît, remplacée par quelques clichés d'un bébé aux mèches plus blondes que les champs de blé et au visage déjà courroucé. Yuri a toujours été comme ça. Il se dit parfois que certaines personnes ne sont pas faites pour être heureuses — que ça doit être son cas. Est-ce qu'une force supérieure s'est penchée sur lui, a décidé de son destin avant même qu'il ne soit capable de marcher ? C'est idiot, il le sait, mais il se le demande quand même.

Son film mental diffère soudainement de ceux des caméscopes de Nikolaï.

Le coucou jaillit de l'horloge en bois encastrée dans le papier-peint des années quatre-vingt, Yuri ressent l'espoir de distinguer l'écho des talons de Katarina dans la cage d'escalier. Les minutes défilent sur le gros moniteur couleur crème posé sur le bureau du voisin de Grand-Père, Yuri ouvre l'email qui déterminera toute sa carrière. Le tableau de bord archaïque de la Lada brille sur la route pour Saint-Pétersbourg, son éclairage orange est comme un phare éclairant le terrible hiver russe. Le cadran du hall des dortoirs est sale, Yuri le fixe alors qu'une horde de gamins le bousculent, puis il baisse les yeux vers ses chaussures trouées. Les rayons traversent les vitres du Sports Palace, la lumière aveuglante du zénith sur la glace, le halo orangé des couchers du soleil.

Ce sont les LEDs des montres analogiques dans les patinoires du monde entier, en Russie, en Europe, à Pyeongchang, peu importe.

Ce sont les nombres affichés sur son téléphone, masqués par les larmes, le jour où il a foiré ses premiers Mondiaux depuis des années.

Le passage du temps, c'est à la fois l'espoir et l'appréhension.

Le froid mord sa peau à travers son leggings, il lui rappelle que la puberté vole toutes ses promesses d'un grand avenir.

La jeunesse de Yuri s'écoule comme du sable filant d'un sablier brisé. Cette année, il a eu dix-neuf ans, et il se dit que ça y est, le compte à rebours est lancé pour lui. Il essaye de se persuader que ce n'est pas grave, que tout le monde chute et manque des podiums, que les plus grands se sont relevés de pire, mais l'angoisse le rattrape. Et si ce n'était pas le cas ? Et si il n'était tout simplement pas assez bon ? Les légendes comme Viktor Nikiforov restent au plus haut niveau jusqu'à quitter le patin par choix : elles ne s'écroulent pas en plein vol.

Buzzcut Season - Yuri on Ice (1/2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant