Chapitre 6

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"Le kitsch, station de correspondance entre l'être et l'oubli."

Milan Kundera


Évidemment, on ne livre pas.

Enfin pas officiellement, mais à certains clients, comme ce Monsieur, oui.

Parce qu'il paye.

Je grimace.

S'il y a un truc qui n'a pas changé depuis la grande transformation, bien que la majorité de la population n'en ai pas, c'est l'importance de l'argent. Nous autres vivons tous sur des cartes de rationnement d'eau et de nourriture, le troc, et même les services rendus, mais une minorité utilise encore et toujours un système de paiement basé sur des richesses qui ne s'utilisent pas, ne se consomment pas, et ne se déplacent pas. Je ne conçois même pas le concept. A quel moment ces gens participent-ils à la société ?

Les hommes n'apprennent jamais.

Évidemment, c'est moi qui vais devoir y aller. J'espérais appeler et dire "Excusez-nous, mais en fait, il y a méprise, vous allez gentiment prendre votre café Monsieur, oui, là où je pense. Bien cordialement, la direction"... et non.

Matthew prend son air le plus contrit, désolé de m'y envoyer pour mon premier jour. Il faut terminer des choses au café, et comme je viens d'arriver, je ne suis pas encore en charge de la fermeture. Lisandro et Nour ont fini il y a plusieurs heures.

- Ne t'inquiète pas, je tente de le rassurer, d'un ton léger.

Je prends le paquet, notre service est terminé ; je vais aller livrer le client.

Je sais qu'il l'a fait exprès.

Je salue Matthew en mettant ma veste, et je sors, le remerciant pour son aide aujourd'hui.

Sur le pas de la porte, je réfléchis par où je dois aller. 25 minutes à pieds grand max, quand j'ai vu l'adresse. Cet enfoiré habite dans le quartier le plus riche de ce qui était autrefois Paris. Et il ne peut pas porter un kilo de café. Pauvre petite nature. 

Quelle fichue chochotte.

Je serre ma veste autour de moi, et m'engage dans les rues.

Paris est une ruine. Les rues pavées sont déglinguées, les pavés dépassent, et je me prends les pieds plusieurs fois.

A chaque coin de rue je découvre de vieux bâtiments, qui, s'ils avaient tenu l'usure du temps, ressembleraient probablement à des œuvres architecturales fines. Par endroits, je devine de vieilles devantures d'époque, des vestiges du temps. Un magasin de réparation de pc, un cordonnier, une fleuriste.

Plus rien de tout cela n'existe.

Les rues sont presque vides, et la brise fraîche qui souffle sur moi me rappelle presque une époque où les saisons se suivaient avec logique.

J'arrive presque à apprécier cette marche, qui me donne l'occasion de me balader dans les beaux quartiers. J'imagine ce à quoi de belles villes auraient pu ressembler avant l'effondrement : les immeubles anciens, les créations de la période consommation, les réflexions architecturales de la période de décroissance et de déconsommation, les extravagances de la reprise, ... Un patchowrk d'histoire et d'humanité, ravagé par le temps.

Quand j'arrive devant le bâtiment du client, évidemment, tout est magnifique. Un vieil immeuble art déco qui a résisté ou a été reconstruit, je l'ignore. Beaucoup trop kitsch, si vous voulez mon avis, mais magnifique. Des détails en dorures, des cristaux en plafonds, des statues baroques et des buissons bien trop bien taillés, "à la française".

Célestes [En Édition Avant De Reprendre L'écriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant