Chapitre 2.1 - Le Bal Bullier

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J'avais vu Émile pour la première fois en avril. Comme à l'habitude, je procédais à l'enregistrement des clients de l'hôtel derrière le comptoir. C'était la fin de l'après-midi, l'heure de la journée la plus occupée. La petite clochette de la porte avait retenti et je m'étais tourné vers le jeune homme en manteau qui venait d'entrer dans le hall. Dehors il pleuvait à verse depuis une bonne heure et il ne devait pas avoir de parapluie puisqu'il était trempe de la casquette gavroche jusqu'au mocassin. Il avait retiré son pardessus puis s'était dirigé vers le foyer pour se réchauffer pendant que je terminais l'enregistrement de la famille Belge qui avait réservé notre meilleure chambre. J'avais tout de suite remarqué qu'il était beau mais j'avais tenté de ne rien laissé paraitre. Lorsque son tour fut venu je su à la rougeur sur mes bras que j'avais échoué. Mon visage devait me trahir.

-Bienvenu à l'hôtel Bouchet. Comment allez-vous aujourd'hui Monsieur?

Il avait déposé sa valise sur le sol puis avait lissé sa chemise et un sourire charmeur avait illuminé son visage, créant des petites rides au coin de ses yeux. Il replaça d'un coup de tête une mèche brune et humide qui dépassait de sa casquette gavroche. Ce garçon devait plaire à toutes les jeunes femmes.

-Très bien Mademoiselle. Et vous?

-Je vais bien, merci.

J'avais baissé le regard vers le registre des chambres sachant pourtant très bien lesquelles étaient disponibles. Des boucles de cheveux avaient glissés devant mes yeux. Mes doigts avaient couru le long des colonnes me donnant ainsi quelques secondes pour reprendre contenance.

-Il me reste une chambre au quatrième étage. Je dois vous dire que nous n'avons pas d'ascenseur.

J'avais relevé la tête et mon regard croisa le sien. Ses iris étaient marronnes avec des lignes brun chocolat.

-Ce sera très bien pour moi

Son sourire était différent, maintenant plus de connivence que charmeur.

-La chambre sera au nom de?

-Émile Dupuis

Nous avions réglé les dernières formalités puis ses yeux marrons avaient scruté chacun de mes mouvements. Ce picotement, un mélange de malaise et d'espoir, me parcouru lorsque mes doigts inscrivaient son nom dans le carnet des chambres, lorsque je me suis retourné vers la petite armoire contenant les clés des chambres et que je l'ouvris dans un grincement de gong familier. Je ressentis cette étrange sensation jusqu'à ce que je lui tende les clés de la petite chambre avec vue sur le jardin du Luxembourg. Je n'osais pas croiser son regard. Son pouce effleura mes jointures et je retirai rapidement ma main.

Il y avait des traces noires sous ses ongles coupés court et sur les lignes de ses doigts. Un provincial. Agriculteur. Ouvrier peut-être. Grâce à des années de pratique derrière le comptoir, j'avais développé un don pour analyser les clients à partir de détails. Lorsque l'on veut cacher qui l'on est on se préoccupe de ce qui est visible, ce qui est flagrant. Notre tenue, nos manières, notre sourire mais il y a certaines choses auxquelles l'on ne pense pas. L'encre oublié sur les doigts, les cernes sous les yeux, la marque blanche que laisse l'alliance sur l'annuaire. Ce sont les détails qui nous trahissent. Avec ses vêtements impeccables et ses manières distingué, ce jeune homme m'avait semblé venir des banlieues mais ses mains ne mentaient pas.

-L'époux de ma sœur loge ici lors de ces visites à Paris. Il m'a conseillé de séjourner ici. Georges Faure. Il envoie ses salutations au propriétaire de l'hôtel Monsieur Bouchet.

Ses paroles me firent l'effet d'une douche froide. Je me résignai à le regarder droit dans les yeux pour ne pas laisser la tristesse m'envahir.

-Monsieur Bouchet est décédé il y a deux ans.

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