Prologue

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France, 1940

À l'inverse des humains, j'ai vu la déchéance se préparer bien avant qu'ils en aient le moindre soupçon. Alors qu'ils vivaient leurs années folles, comme ils aimeront les appeler plus tard, moi j'ai vu un autre type de folie prendre racine dans le cœur d'un homme. Au fil des siècles, j'ai vu les humains commettent les pires horreurs et je ne dirais pas que je m'y suis habitué, mais j'ai dû apprendre à vivre avec cela. J'ai compris que tôt ou tard mon travail se compliquerait, que j'allais devoir être plus futé, plus imaginatif. Mais parfois, dans certaines circonstances, toute la volonté dont je peux faire preuve ne suffit pas.

Comme lors de cette fin d'après-midi de l'année mille neuf cent quarante.

C'était une route provinciale beaucoup trop calme alors que tout y était assourdissant et compressé il y a peine quelques heures. L'odeur de sueur et d'urine avait laissé place à celle de la chair calcinée. Quelques corps étaient encore terrés dans les fossés, certains avaient une plaie béante dans la jambe ou sur un bras. Leur plainte auparavant longue et bruyante, n'étaient plus que des gémissement sourd. La majorité des blessés graves avait déjà fini de se vider de leur sang laissant une marre rougeâtre à leur côté comme seul souvenir de leurs souffrances. Les personnes encore vivantes s'étaient éloignées depuis longtemps de cette scène de carnage emportant avec eux le son traumatisant de la sirène du bombardier suivi des tirs de mitrailleuses et de bombes qui fracassent le sol.

Je fus attirée par le son de sanglots étouffés en contrebas du chemin. Une jeune femme était à moitié allongée sur un corps estropié. Au travers de ses pleurs s'échappait des paroles incompréhensibles qui ne recevait aucune réponse. Quand les spasmes qui ébranlait ses épaules se calmèrent le soleil commençait à disparaitre derrière l'horizon. Des pilleurs commençaient à roder entre les voitures abandonnées et les malles éventrés mais elle ne les vit pas. Elle se redressa en reniflant et avec sa main pleine de poussière essuya les larmes qui coulaient encore sur ses pommettes rondes. Elle caressa la joue du corps sans vie et détacha de la morte une chaine brillante dont la breloque était un petit camé aux reliefs nacrés. Elle l'attacha à son cou et, son ventre rond ajoutant un poids supplémentaire à ses jambes fatiguées, se leva avec difficulté. Elle reprit son chemin sans vigueur en avançant comme une automate. Même au plus profond d'elle je ne trouva pas un recoin où m'installer, ne fut-ce que pour une infime seconde.

Ma présence ici ne faisait aucun sens. Pour mener à bien mon travail, j'avais besoin d'âme disposer à m'accueillir dans leurs entrailles. L'on me reproche souvent de ne pas être généreux alors qu'en fait tout dépend d'eux. Contraindre les humains à m'accepter est impossible. Je quittais cette route grise et triste abandonnant les humains agonissant à leur inéluctable sort.

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