TROIS - 11 décembre

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Mois de décembre, (encore) un jeudi.

De l'autre côté de la vitre, le paysage pluvieux défilait presque inlassablement, ralentissant de temps en temps à l'approche d'une gare, s'arrêtant quelques instants. Forêts, champs, ponts, tunnels et maisons. Le tout s'enchainait avec vitesse, sans laisser à Emma l'occasion de distinguer les branches s'agiter distraitement sous le vent, l'herbe danser dans les prés.  L'automne s'achevait doucement, les arbres avaient finalement perdu leur feuillage passé au rouge et or, au brun.

De son regard aussi humide que l'air du dehors, Emma ne saisissait que le sifflement des roues sur les rails. Elle n'en sentait pas réellement les vibrations et le bruit ne franchissait pas la barrière formée par ses écouteurs. Néanmoins, le journal posé négligemment sur la petite table devant elle tremblait. Elle était focalisée dessus sans même en comprendre les gros titres. Mélange de lettres et de couleurs vives, son esprit ne réussissait pas à interpréter quoi que ce soit. Même les petites gouttes d'eau, perlant sur la paroi devenue translucide, n'attirait pas son attention.

Plongée dans un état second, des pensées qui ne parvenaient à s'imposer à elle s'entrechoquaient violemment en son for intérieur. Prisonnière d'une âme envahissante qu'elle ne comprenait plus, Emma sentait des larmes menacer sa vision.

Elle ne savait pas - ou plutôt ne voulait pas savoir - pourquoi l'envie de pleurer la prenait ainsi. Ça lui arrivait de plus en plus souvent depuis qu'elle était entrée à l'université. Elle se perdait dans un passé impalpable où l'herbe trempée par la rosée matinale s'accompagnait d'un froid transperçant, où les corps déchainés d'une soirée buvaient en se collant contre elle...

Un flot de souvenir qu'elle refusait de démêler, sans chercher à en connaitre la raison profonde.

Elle était assise dans le train, seule. Trois places vacantes l'entouraient, le siège côté fenêtre était vide. Elle avait préféré s'installer proche du couloir pour faire comprendre qu'elle ne voulait pas qu'on l'embête. Quelques passagers auxquels elle n'avait pas adressé un regard étaient dispersés dans le wagon. L'heure de pointe n'allait plus tarder mais elle serait enfin arrivée à destination, loin d'une foule qu'elle rencontrerait pourtant la nuit.

Le journal cessa de trembler et une alarme retentit brièvement dans le compartiment. Emma s'empressa de l'éteindre, évitant de trop déranger les autres voyageurs. Elle s'étonna une nouvelle fois de la musique qui avait résonné entre les rangées, arrêtant celle qu'elle écoutait paisiblement. Pourquoi n'avait-elle pas tout simplement ampli ses oreilles en passant par les fils de ses écouteurs ? Sûrement un problème de réglage.

C'était la troisième fois que son téléphone la sortait de sa torpeur. Elle devait prendre deux correspondances pour atteindre la ville où Anaëlle avait choisi d'étudier. Même si le dernier trajet durait moins d'une dizaine de minute, elle avait préféré prévoir plusieurs rappels pour ne pas oublier de descendre des trains. Son état amorphe ne lui permettait pas de se fier exclusivement à la petite voix qui indiquait les différents arrêts.

Emma se leva, éteignant le chant d'un vieux groupe passé de mode et enroulant ses écouteurs pour les glisser dans son sac. Quand elle parvint devant les portes ouvertes, une certitude étrange s'imposa à elle.

Bien que sa correspondance précédente l'ait obligée à en rater plusieurs, c'était la première fois qu'un train la déposait à l'heure annoncée.

Elle atterrit sur un quai propre aux pavés égaux, bien entretenus. La petite gare bordée d'arbres paraissait sereine, bien différente de celle où elle avait directement embarqué après ses cours. Le soleil se distinguait même derrière un épais nuage, tâche ronde et luisante, éclairant faiblement des escaliers peints de dessins aux couleurs vives. Elle était contente d'être venue.

Son ventre ronronna, comme pour l'approuver. Elle n'avait pas encore mangé de la journée, sachant très bien qu'elle engloutirait une crasse avec son amie. Elle devait juste se montrer patiente.

Comme pour gâcher le paisible spectacle, la pluie fine s'abattit sur elle, menaçant d'onduler de façon hétérogène les cheveux qu'elle avait lissé avec soin. Elle se dépêcha d'aller rejoindre son amie qui l'attendait sûrement à l'intérieur de la gare aux briques rouges. Son sac de voyage se retrouva ballotté dans son dos. Elle ne retournerait pas chez elle le soir et avait emporté de quoi se changer en plus d'une couverture car Anaëlle n'en avait pas pour elle.

La pluie avait créer de petites flaques dans lesquelles Emma sauta sans y faire attention, inondant ses chaussure et tâchant son pantalon. Ignorant le froid qui se colla à sa peau, elle grimpa rapidement les marches qui la mènerait à l'intérieur.

- Emma ! ria une voix.

Le visage à moitié caché par la veste qu'elle maintenait par dessus sa tête, la jeune étudiante n'aperçut pas immédiatement son amie s'approcher d'elle. Quand elle eut remis son long manteau correctement sur ses épaules, le franc sourire qui transperçait le visage d'Ana releva doucement le coin de ses lèvres. Cette dernière l'étreignit brièvement avant de la relâcher.

Entre les chaussures compensées de l'une et les baskets plates de l'autre, les deux jeunes filles atteignaient environ la même taille, bien que la première dépassa la seconde de quelques centimètres. Cols roulés contre capuches, pantalons amples contre jeans serrés. Elles partageaient de longs cheveux auburns et dorés dont elles se disputaient la plus grande longueur.

Actuellement, c'était Anaëlle qui gagnait.

- Je suis contente que tu aies quand même pu venir ! Ça va mieux au moins ?

La veille au soir, Emma avait été victime d'une vilaine indigestion. Ses parents, son père surtout, avaient bondi sur l'occasion pour essayer d'annuler son escapade mais Emma n'avait rien voulu entendre. Son cours de néerlandais avaient été annulés et elle n'avait pas de travaux pratiques en droit privé ce vendredi-là. Sa journée serait donc libre. Elle préférait accompagner son amie plutôt que ses pensées monotones. Ils n'avaient plus vraiment leur mot à dire.

De légères nausées étaient encore présentes. Cependant, moins elle y pensait et mieux elle se sentait. Elle avait bien fait de ne rien mangé.

- J'ai décidé que je n'étais pas malade, affirma-t-elle de sa voix rauque. Ça fait tellement longtemps que je voulais venir, je n'allais quand même pas reporter ?

Ana éclata de rire, la prenant par le bras pour l'entrainer à sa suite.

- Viens, je vais te montrer mon kot ! J'espère que t'as pris un pantalon de rechange, celui qui te fait un cul du feu de Dieu, si possible ! T'es couvertes de boues !

Leurs pieds quittèrent le carrelage glissant de la gare pour la rue et elles coururent sous les larmes de ciel.

***

Un jour, une fille que je connais et que j'apprécie sans pour autant que nous soyons très proches m'a fait un câlin. Il n'y avait pas vraiment de raison, elle était juste tactile. Quand je l'ai vu s'approcher, j'ai appréhendé. Mais, une fois dans ses bras, je me suis aperçue que c'était agréable.

***

Crasse : malbouffe, gougouille (et oui, qu'est-ce que tu vas faire ? J'explique des belgicismes à l'aide de belgicismes maintenant !) Exemples (ce sera plus simple) : un Macdo, une gaufre, des M&ms, une fritte, ... Des trucs pas bons pour la santé, en résumé.

Kot : logement privé loué à des étudiants pendant l'année scolaire ou universitaire en Belgique. Le mot vient du flamand et signifie petit abri, niche, cabane ou même encore taudis. (Qu'est-ce qu'on dit ? Merci Wikipédia. Dans ma tête, ça faisait : "Bah un kot quoi ?".)

NIETSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant