SIX - 17 février

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Mois de février, retour au mardi

La porte d'entrée claqua dans le dos d'Emma, laissant le déluge de pluie au dehors.

Elle n'avait pas attendu la fin de ses cours pour rentrer chez elle. Quittant l'amphithéâtre sans même s'occuper des pauses, elle s'était levée en plein monologue de la prof, avait juste informé Alex qu'elle regarderait le podcast de macroéconomie chez elle, sans vraiment attendre de réponses de sa part. Il eut seulement le temps de remarquer qu'elle manquerait encore un cours d'histoire politique belge et que ces derniers n'étaient pas enregistrés. C'était trop tard, elle était déjà partie.

Les trois autres ne lui avaient accordé qu'un regard, peu surpris. La prof qui leur donnait cours de dos, lisant son PowerPoint à même le tableau, n'avait rien commenté. Environ deux heures plus tard, elle avait salué un vieux voisin, de loin, et s'était engouffrée dans sa maison.

Ses pieds frottèrent le paillasson, son ventre grogna. Elle jeta son sac dans le hall, enleva ses chaussures, sa veste et son pantalon trempé qu'elle jeta en boule dans un coin, se précipita dans la cuisine. Elle attacha rapidement ses cheveux ruisselant sur le sommet de son crâne, essuya les gouttes de son visage d'un revers de la manche. Un mal de tête lui vrillait le cerveau. Son estomac se tordait. Elle savait que c'était la faim.

Sans même prendre le temps d'appuyer sur l'interrupteur, elle mit de l'eau à bouillir, elle mangerait des nouilles en sachet. Ses mains sortirent sans réfléchir un bol, des couverts, ouvrirent un autre placard. Elles se saisirent d'un paquet plastique, attrapèrent le pot de choco au passage. Ses doigts dévissèrent le couvercle sans qu'elle n'en prenne – veuille en prendre – conscience. Ils se glissèrent à l'intérieur, se recouvrirent de pâte brunâtre avant de se porter à sa bouche. Le manège se réitéra jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle voulait du salé.

Le frigo s'ouvrit, projetant une faible lumière qui ne voulait pas percer les nuages noirs. La boite d'un reste fut emportée, le couvercle arraché. Ses ongles devenus sales s'agrippèrent à un riz blanc englobé d'une sauce au curry. Elle finit par se servir des couverts qu'elle avait déposé avec son bol. Avaler. Vite. Sa trachée sembla s'obstruer. Tout s'accumulait sans avoir le temps d'arriver à l'estomac. Ça faisait mal.

Un déclic retentit, la bouillard avait fini. Elle devait mettre le tout dans le bol et attendre quelques minutes que les nouilles se gorgent de l'eau chaude. Elle le fit. Un paquet de chips entamé se rappela à elle. Celui que ses parents avaient commencé la veille, qu'elle avait refusé. Un tiroir s'ouvrit, froissement du sachet. Elle devait se dépêcher, sa mère risquait de rentrer à tout moment. Elle ne devait pas la surprendre ainsi, savoir que c'était elle qui vidait placards et frigo. Des poignées entières craquèrent sous ses dents. Les nouilles eurent l'air prêtes.

Elle alla à l'évier, lava ses mains et couverts crasseux avant de s'installer à table. Sa fourchette s'enroula autour des pâtes chinoises. À la moitié du bol, son estomac sembla s'apaiser, ne souffrait plus. Néanmoins, trop rempli et ballonné, la douleur doubla.

Les bouchées continuèrent, elle n'aimait pas gaspiller. Quand il ne lui en resta que quelques une, toutes lui donnèrent la nausée. Elle avalait sous la menace de tout rendre. Si seulement.

Emma se leva, le frigo s'illumina de nouveau dans la pénombre de la pièce. Une bouteille de jus fut ouverte, vidée de moitié pour tasser le tout. La jeune fille ne se rassit pas, finit les nouilles sans réfléchir. Le bol était vide, l'horreur la saisit.

Qu'avait-elle fait ?

La pluie martelait les fenêtres et ses jambes nues coururent aux toilettes. Elle s'agenouilla devant, l'envie de vomir était toujours présente. Seulement, rien ne voulait sortir. Ses doigts se poussèrent dans le fond de sa gorge. Un spasme provoqua un étrange sursaut. Une grimace. Elle ne réussit qu'à recracher un faible jet de salive. Elle réessaya, l'index et le majeur touchèrent sa trachée, s'enfoncèrent dedans. Elle se tordit mais rien ne voulut la quitter. Puis, troisième échec.

Un sanglot la traversa. Même ça, elle n'en était pas capable. Elle avait craqué, encore. Elle ne méritait pas de manger. Son ventre gonflé s'étirait. Elle aurait eu envie d'y planter un couteau pour le percer, qu'il se dégonfle comme un ballon. Ce traitre qui avait tué.

Une désagréable sensation envahissait sa gorge. Sa trachée malmenée la laissait souffrir. Ses genoux la brûlait sur le carrelage froid, dur.

Accompagnant l'horrible musique du dehors, elle frappa violemment la planche de son poing, cognant encore et encore pour se faire mal. Ses doigts replongèrent une dernière fois. Seul un crachat se mêla à ses larmes.

Incapable. Voilà ce qu'elle était. Elle ne méritait rien après ce qu'elle avait fait. Pourtant, elle prenait quand même et son ventre continuait de s'arrondir.

Elle se leva, se tourna pour faire face au miroir. Se lava une nouvelle fois les mains, tremblantes, y bougeant la bave, la morve et les restes de chocolat incrusté à ses ongles, de sauce au curry. Ses gestes saccadés étaient peu précis. Il lui aurait fallu une cigarette. Elle maudit la drache qui l'empêchait d'en fumer une dans un petit chemin désert. Elle était sale, se savonna les paumes à s'en déchirer la peau. Les hoquets la secouait jusque dans les doigts. Elle les bloqua finalement sur les rebords du lavabo, dans un dernier espoir de les contrôler, et se fixa.

L'élastique avait quitté ses cheveux, laissant une masse emmêlée encadrer son visage cerné, rougi. D'étranges trace le marquaient, le séparant en parties informes. Son regard s'était étréci par les pleurs. Des trainées humides sillonnaient ses joues et elle dut se moucher. Ses tâches de rousseur disparaissait presque sous l'absence de soleil, remplacée par des ombres bleutées dans le coin de ses yeux. Elle faisait peur à voir.

Des miaulements étouffés lui firent relever la tête. Gribouille avait réussi à se hisser sur le rebord de la fenêtre, la fixant de ses grands yeux aux pupilles dilatées. Il insista de ses cris au « m » manquant, si caractéristiques, se frottant contre la vitre, comme elle avait cogné la planche, pour attirer son attention. Il avait un oiseau mort entre ses dents aiguisées. Un cadavre aux plumes détrempées et aux ailes tordues. Il voulait rentrer.

***

Souffrir d'anorexie, ce n'est pas juste être maigre. Ce n'est pas toujours ne pas vouloir manger, ne pas avoir faim. Le pire, c'est que ça ne se voit pas forcément et, la réalité, c'est qu'on a la dalle, tiraillé entre notre esprit qui nous impose de nombreux interdits et notre instinct de survie qui tente de reprendre le dessus. Mes mots ne sont peut-être exacts, je ne suis pas experte. Il ne s'agit que de mon ressenti.

NIETSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant