NIETS

DEUX - 13 février

Mois de février, le vendredi qui suivit le jeudi.

Quand Alexis arriva dans l'amphithéâtre ce matin-là, Emma n'y était pas.

Les chaussures trempées du jeune homme marquèrent le sol de traces humides, légèrement boueuses. Il descendit moins d'une volée de marches avant de rejoindre le reste de leur groupe qui, comme à son habitude, s'était assis dans le haut des gradins. Installés au milieu d'une rangée, l'une rattrapaient une nuit trop courte tandis que les deux autres rigolaient joyeusement.

Seules trois personnes durent se lever pour laisser passer Alex. Le nombre d'étudiants dans les amphithéâtres avait drastiquement diminué depuis le début d'année. Il se souvint des gens campés dans les escaliers, à défaut d'une place dans un siège.

Durant un bref instant, il entendit de nouveau le bruissement des doigts sur les claviers. Ils retranscrivaient chaque mots prononcés par le professeur, prolongeant paradoxalement ses vacances en le réexpédiant dans le sud de la France. Il en aurait presque ressenti la chaleur étouffante du cagnard dans lequel il se baladait avec sa famille. Les cigales étaient revenues l'encercler, se cachant dans les maigres buissons épineux, battant des ailes pour se rafraichir.

Évidemment, ce chant particulier n'avait pas vraiment cessé. Alex s'y était simplement habitué et, bien que le bruit soit légèrement moins présent qu'auparavant, il n'avait pas totalement disparu. C'était la même chose pour le nombre d'étudiant. Il était vrai qu'il avait diminué à la fin de l'année. En décembre, il ne restait peut-être que la moitié de la cohorte. Cependant, février et ses bonnes résolutions les avaient ramenés, les rendant presque aussi nombreux qu'en septembre. Cette foule impressionnait tout bonnement moins le jeune homme qu'à son arrivée.

- Emma n'est pas là ?

La question lui était venue naturellement après avoir salué ses amis. Les sourires étaient grands sur leurs visages, heureux d'être là, de rire ensemble.

Selon eux, la nouvelle teinture du type au crâne dégarni était particulièrement drôle. Lou et Ange hésitaient gaiement sur le nom qu'ils devaient accorder à cet audacieux choix de couleur qui balayait désormais les épaules du vieil étudiant.

- Apparement non, remarqua distraitement Lou. Sauf si elle a été se mettre seule dans un coin... Moi je te dis que c'est du jaune pisse.

- N'importe quoi ! s'indigna Ange. Ça tire un peu sur le vert. À part si t'as déjà pissé du moisi, je sais pas d'où tu sors ça !

Alex retira son bonnet et passa une main dans ses cheveux, tentant de les décoller de son crâne. La pluie les avaient plaqué avec force sur ce dernier. Elle avait traversé toutes ses couches de vêtements, l'avait trempé jusqu'aux os. Ses belles boucles blondes avaient disparues, laissant la place à une masse sombre et informe.

Cette drache glaciale lui donnerait probablement la crève pour qu'il passe un merveilleux week-end.

À côté de lui, le chignon désordonné de Jade se remua légèrement. Il était rare qu'elle s'attache les cheveux. Avec elle, les élastiques étaient souvent synonyme de gueule de bois. Son apparence ne l'avait pas préoccupée à son réveil, quelques mèches un peu trop brillantes en témoignaient. Sa tête quitta ses bras pour afficher un visage marqué de cernes et de traces rougeâtres.

- Elle a bien bon, Emma ! annonça sa voix ensommeillée. Moi aussi, j'aurais besoin d'un petit week-end de trois jours...

Après avoir poussé un soupir devant l'état de son pull, de sa veste qu'il venait de retirer, Alexis s'assit sur la place vide près de son amie. Son courage se demandait s'il devait l'imiter en tentant une petite sieste de cinq minutes où installer ses affaires pour lire une première fois ce qu'ils allaient bientôt écouter.

Il sortit finalement son ordi, se laissant toutefois un peu aller à ses pensées.

- Quelqu'un a envoyé un message à Emma ?

Jade grogna hargneusement, peu contente qu'on la dérange une nouvelle fois.

- Jade ? insista Alex pour l'embêter. Est-ce que vous avez demandé à Emma où elle était ?

-  Pour quoi faire ?

Sa voix étouffée parvint difficilement aux oreilles de Alex. Ses sourcils d'un blond plus pâle encore que ses cheveux se froncèrent légèrement. Il avait reçu un sms de leur part juste avant que son bus n'atteigne le terminus. Ses amis voulaient savoir quand il arriverait. 

- J'sais pas moi. Peut-être pour savoir si elle va venir en cours ? Si elle est en vie aussi ?

Les yeux las de Jade vinrent l'observer par dessus le même pull que la veille. En moins frais, une tâche suspecte ornait le coude.

- Hein ? Mais on sait très bien qu'elle viendra pas ! Elle est en roue libre, cette meuf...

- ... Mais non, les pointes sont pas caca d'oie ! Caca d'oie, c'est quand ça a la couleur d'une merde d'oie, une sorte de kaki dégueulasse. T'as déjà vu une oie chier vert fluo ? ...

- ... Je l'ai vue hier en ville, continua-t-elle sans faire attentions au débat qui avait lieu sur leur gauche. Quand on sort, on assume le lendemain.

- T'es sûre que c'est elle que t'as vu ? Elle est rentrée en bus avec moi, je l'imagine mal se taper encore une heure et demi de trajet, si pas plus, juste pour le plaisir.

Ses doigts se coincèrent un instant entres ses crolles. Il tenta de tirer dessus pour les démêler mais se fit simplement mal au cuir chevelu.

- Sûre, elle a parlé avec une meuf de ma Jeunesse juste avant que je rentre.

- Elle était avec qui ?

- Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Je l'ai vue quand je partais ! Elle fumait pas que des trucs nets, si tu veux mon avis. Et après, ça s'étonne de rater ses exams...

Alex abandonna l'idée de redonner vie à ses cheveux et alluma son ordi, ouvrit la page Word de son cours d'histoire politique belge. Un reniflement sortit de son nez, fronçant ses narines. Il avait déjà la goutte qui en tombait.

- Justement, on devrait pas s'assurer qu'elle est toujours vivante si elle a passé la nuit à fumer des trucs pas nets ?

Jade souffla, roula des yeux.

- T'as qu'à lui envoyer un message. S'il s'est passé un truc, c'est pas mon problème. Quand on fait de la merde, faut pas s'étonner après...

Étrangement, Alex se sentait gêné à l'idée de la contacter. Peut-être était-ce avec ce que la jeune fille lui avait confié la veille ? Néanmoins, c'était la première fois qu'il hésitait à faire quelque chose. Il ne savait plus quelle était la marche à suivre. Pourtant, il ne s'était jamais posé de question pour le savoir.

- Hé, Alex ! l'apostropha Lou. Tu dis qu'ils sont de quelle couleur, les cheveux du clochard ?

Toujours un peu confus, Alexis aperçut enfin le vieil étudiant dans le bas des gradins. Il saluait tout un tas de gens qui lui répondait avec le sourire. Il avait l'air apprécié. Il connaissait plus de monde qu'eux, en tout cas.

- Aucune idée, avoua-t-il finalement. J'suis daltonien.

***

Pour ce qui est de l'hypocrisie, j'ai deux conseils à donner. D'abord, évitez de cracher trop près de la personne concernée, elle pourrait vous entendre. Ensuite, si vous avez l'habitude de déblatérer des atrocités sur la vie de vos amis, demandez-vous si vous les considérez réellement comme tel.

***

Les Universités belges sont publics et ne connaissent pas de nombre d'inscriptions limité (à quelques exceptions près). C'est cela qui peut expliquer pourquoi il n'y a parfois pas suffisamment de place dans les amphithéâtres (aussi appelés auditoire en fonction des régions).

Drache : pluie très forte, se dit également dans le nord de la France.

Crolle (ou crole) : boucle.

Jeunesse : regroupement de jeunes dans les petits villages ayant pour but d'organiser les fêtes de village et de boire, surtout de boire en fait.