SEPT - 31 décembre

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31 décembre

Par la porte à moitié vitrée de la cuisine, le regard perdu d'Emma distinguait une silhouette grise revenir joyeusement vers la terrasse, une petite masse pendue à la gueule.

Gribouille avait encore attrapé une souris. Bientôt, il iaulerait en la fixant de ses grands yeux cuivrés, son cadeau entre ses pattes. Il ne s'arrêterait pas jusqu'à ce qu'elle sorte le féliciter, lui gratter le ventre. Alors, il rentrerait, ne mangerait pas sa proie avant plusieurs heures. Enfin, voyant qu'Emma n'en avait pas très envie, il retournerait au dehors pour la gober. Il avait pour habitude de faire les choses proprement.

Emma avait eu plusieurs chats, petites. Certains laissaient des têtes, d'autres un organe. Avec Gribouille, la bestiole s'effaçait dans la gueule. On n'apercevait pas de sang, seulement un être qui disparaissait petit à petit, s'enfonçant dans les profondeurs d'une trachées. C'était comme s'il n'avait jamais existé. Il n'en restait pas un poil.

La faible attention de la jeune fille revint à la feuille qu'elle fixait depuis deux jours déjà. Elle relut les deux premières phrases, ces mêmes-phrases qu'elle avait lues et relues à maintes reprises, sans en saisir le sens. Ses pensées l'entrainèrent dans un nouvel étau infernal.

Le réveil dans la prairie, le sang qui coule, les médecins qui annoncent sa mort...

Elle devait cesser d'y penser, elle ne pouvait plus rien changer. Si elle ne voulait pas se planter, il fallait qu'elle se concentre sur son cours de droit pénal. Elle avait beau s'obstiner à se lever tôt, à ne pas quitter ses cours de la journée, elle ne parvenait pas à étudier. Un manque criant de volonté qui lui faisait pitié.

Changer de pièce, ne pas aller dormir avant d'avoir tout enregistré, boire du café, y ajouter du Nalu... Elle avait tout essayé. Rien n'y faisait, elle restait une loque humaine, un déchet, qui n'arrivait pas à lire une synthèse trouvée sur Internet.

Elle devait pourtant s'y mettre, elle n'avait pas autant de temps ce jour-là. Dans une dizaine d'heure, elle devrait réveillonner chez Ana. Dans un peu moins de quatre jours, elle aurait son premier examen.

Son ventre grogna. Avant qu'elles ne se portent sur la nourriture, Emma dirigea ses réflexions vers Gribouille qui n'avait pas encore miaulé. Sa tête se tourna automatiquement vers lui, ses sourcils se froncèrent. Inconsciemment, elle arrêta de respirer.

La souris vivait encore.

Emma n'y avait pas prêté attention mais son chat jouait gaiement sur la terrasse, regardant avec délectation le petit rongeur tenter de fuir en boitant. Gribouille se couchait l'air de rien, toujours à des emplacements stratégiques, empêchant toutes retraites. Se réfugier, ne serait-ce que sous le pied du parasol resté là pour l'hiver, était rendu impossible à la souris, non, au campagnol - ses petites oreilles cachées par une fourrure épaisse, sa queue bien plus courte que la norme et ses yeux globuleux ne laissaient planer aucun doute.

Le rongeur resta un moment immobile sur la pierre froide, cherchant sûrement à rassembler ses forces. Sa fourrure d'un brun roux était semblable aux cheveux de l'étudiante. Une nouvelle séries de flashs atroces masquèrent sa vision.

Gribouille bondit, attrapant le campagnol entre ses griffes pour le faire voler dans les airs.

N'y tenant plus, Emma se leva. Sa chaise racla le sol, elle ouvrit la porte, sortant dehors sur ses pieds nus. Fier, son chat vint ronronner, se frotter entre ses jambes, laissant momentanément sa proie sans surveillance. Elle ne pourrait pas s'enfuir bien loin de toute façon. Mais son humaine l'ignora et avança dans l'herbe gelée qui griffa sa peau.

Elle ne pouvait pas se contenter de prendre le campagnol pour le ramener dans une prairie. Elle ne lui ferait gagner que quelques heures de souffrance. Au mieux, il n'avait qu'une patte cassée, tordue. Une chose était sûre, il ne ferait pas long feu. Un autre prédateur arriverait, l'achèverait avec plus ou moins de lenteur.

L'idée de le soigner l'effleura. Stupide. Elle allait faire quoi ? Entourer sa patte d'un petit bandage approximatif ? Elle n'était pas vétérinaire, ne comptait même pas le devenir. C'était des études de droit qu'elle avait choisies et elle savait qu'elle lui ferait plus de mal que de bien.

De toute manière, s'ils avaient adopté un chat, c'était justement pour ça. Ils en avaient marre des rongeurs qui creusaient des trous, des tunnels dans leur jardin. Il y en avait tellement que son père s'était déjà tordu la cheville, subissant l'effondrement de galeries. Les souris qui avaient grignoté leur sapin artificiel, dans le grenier, n'étaient pas mieux. Elles avaient parsemés de petites crottes les cartons regroupant leurs vieux vêtements. Sa mère avait dû renoncer à les revendre et Gribouille s'était vu débarquer dans la famille. Ils leur avait fallu du temps avant de remplacer leur dernier chat.

Ses pas la portèrent vers l'abri de jardin. La porte en bois s'ouvrit difficilement, grinçante, comme cherchant à la dissuader dans ses projets. Perdu d'avance. Elle refusait de voir souffrir inutilement. Elle ne pouvait plus grand chose pour le petit mammifère mais, ça, c'était dans ses cordes.

Elle trouva rapidement ce qu'elle cherchait et rejoignit Gribouille qui l'observait étrangement.

C'était dans ses bras, qu'il dormait la nuit. Elle rejetait presque tout le monde, encore trop terrifiée, dégoutée, par ce qui lui était arrivé. Quelle ironie qu'elle laisse cet être cruel veiller sur son sommeil, pire, que ce soit lui qui la réconforte à la sortie de ses cauchemars.

Le campagnol s'était réfugié entre les herbes, tentant vainement de se cacher. Elle arma son bras sous un miaulement plaintif.

Emma inspira un grand coup, ferma les yeux.

La pelle s'abattit.

***

Le chat s'acharne parfois sur sa nourriture avant de la tuer. Nous, on l'enferme et la serre dans de grands hangars.

***

Iauler : Pas un belgicisme, Gribouille oublie juste le « m » du miou.

Nalu : Boisson énergisante. Een beetje moe ? Drink Nalu ! (Un coup de mou ? Bois du Nalu !)

NIETSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant