Chapitre 5-1

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Desya

J'étouffai dans cette chambre de neuf mètres carrés. Agacé d'avoir que des réponses négatives au téléphone, je mis un grand coup de pied dans la table de nuit. Personne ne voulait embaucher un ex-détenu à East Harlem. Emilio se pointa la seconde d'après, histoire de vérifier ce qu'il se passer.

— Mec, ça va ?

— Ça a l'air d'aller ? Ma journée est assez merdique comme ça pour avoir envie de te causer.

L'agressivité dans ma voix le prit de court.

— Hey, ne passe pas tes nerfs sur moi ! Si tu as envie de cracher ta haine envers les latinos, sors dehors. Je suis sûr que tu trouveras ton bonheur.

Je me plantai devant lui. Mon regard oblique annonçait que je m'apprêtais à lâcher une remarque désobligeante, mais je me retins.

— N'envahit pas mon espace. Je ne veux pas respirer le même air que toi.

Mes paroles lui déplurent. Avec un regard aiguisé, il s'approcha de moi et décida de me défier au lieu de s'en aller.

— Vas-y, touche-moi !

L'adrénaline pulsait dans mes veines. Je me revoyais quelques années plus tôt éclater les sales petites gueules de son genre. Putain, ça me manquait ! Les poings fermés au possible, j'essayai de me convaincre d'en rester là. C'est alors qu'Emilio me poussa violemment. Furieux, je l'attrapai à la gorge et le collai contre le mur. Puis avec une balayette, je l'allongeai au sol. Rapidement, je repris le contrôle de moi-même et décidai d'en rester là. Ce gamin avait eu ce qu'il méritait. Je sortis de ma chambre pour aller me poser sur le canapé, au salon, histoire de me calmer.

Emilio réapparut quelques minutes après en se frottant l'arrière du crâne.

— Sal connard, tu es vraiment une espèce d'enfoiré.

Son ton n'était plus le même. Vaincu, il se dirigea vers le frigo et sortit deux bières. Contre toute attente, il m'en apporta une avant de partir s'installer dans le fauteuil, près de la télévision.

— Tu fou quoi ? Je viens de te foutre par terre !

Emilio haussa les épaules, sourit, pas vraiment vexé.

— Et alors ? Les frères passent leur temps à se bagarrer.

Après avoir bu une gorgée de sa bière directement à la bouteille, il tourna son visage vers la télévision comme si rien ne s'était passé.

— Les frères ? répétai-je. Je ne suis pas ton frère, je ne serais jamais un de tes frères.

Je le pointai du doigt en même temps que je débitai ces paroles sur un ton tranchant puis bu à mon tour le liquide froid. Emilio trop occupé à regarder son épisode de Télénovela ne prêta pas attention à mes mots. Abasourdi, je me demandai où j'avais atterri. C'était quoi ce quartier ? Dans mon monde c'était du chacun pour soi et là, d'un coup, je me retrouvais dans le monde merveilleux de Bluebell.

— Je peux demander à l'épicerie où je bosse s'il y a un poste pour toi, si tu veux.

Je levai les yeux au ciel. Et voilà, ça continuait.

— Non, marmonnai-je. J'aimerais travailler dans un endroit où l'espagnol n'est pas la première langue parlée dans l'établissement.

Emilio tourna brusquement sa tête vers moi en tentant de se retenir de rire afin de ne pas recracher sa bière.

— Oh, mec. Là tu es mal barré. Tu es dans le Spanish Harlem, même l'Asiatique au coin de la rue parle espagnol. Même le perroquet de la voisine.

Quelque chose d'incroyable se produisit. Quelque chose qui ne m'était pas arrivé depuis des années, j'avais souri. Oui, j'avais souri sincèrement.

Emilio éclata de rire en se tapant le genou :

— Tu vois Olsen, dans ce quartier tu es un putain d'étranger, un gringo et on t'accepte, même si tu es blanc.

Je levai ma bouteille en l'air pour le remercier ironiquement de ces gentilles paroles.

— On va se commander une pizza, déclara subitement le jeune homme. Je reprends le travail dans moins d'une heure.

— Ça me va.

J'avais donc encore trois quarts d'heure à passer avec Emilio. Je décidai d'entamer une autre conversation afin de lui soutirer quelques informations qui pourraient m'être utiles par la suite :

— Rojas, tu la connais depuis longtemps ?

— Blue ? Oui, depuis mes treize ans. C'est une chic fille. Elle est très appréciée au sein de notre communauté. Elle m'a beaucoup aidé.

Emilio disait ça tout en pianotant sur son téléphone. Je continuai sur un ton hasardeux :

— Elle a quoi ? Vingt-sept ans ? Elle est célibataire ?

Le jeune homme arrêta ce qu'il était en train de faire et releva sa tête pour me dévisager. Il se demandait soudain où je voulais en venir. J'insistai :

— Je n'ai pas vu d'alliance à son doigt. Je me trompe ?

Emilio resta silencieux quelques secondes avant de me répondre d'une voix sérieuse :

— Si tu espères quoi que ce soit avec Blue, oublie. Ce n'est pas ce genre de fille. La seule relation qu'elle a, c'est avec Dieu.

Mon visage trahissait mon étonnement :

— Quoi ? Attends, c'est une none ?

Emilio inspira longuement :

— Pas encore. Les religieuses doivent passer de nombreuses années à étudier et à mettre leurs services au sein d'une paroisse avant de prononcer leurs vœux. Blue est encore dans ce processus-là. Certaines se consacrent uniquement à la prière, tandis que d'autres, comme elle, aident les autres en faisant de bonnes actions.

Merde ! Le plan de mon oncle tombait à l'eau. Je me calai au fond du canapé, dépité. Comment une femme qui inspirait à devenir bonne sœur pouvait-elle avoir le cul aussi moulé dans un jean ? D'ailleurs, était-elle encore vierge ? Impossible. Bluebell était comme toutes les autres femmes. D'ailleurs, j'avais senti son trouble quand je m'étais rapproché d'elle, ce matin. Avais-je mal interprété ses gestes, son expression ? Je savais pourtant traduire facilement tous ces signes. Peut-être que la prison m'avait fait perdre ce don.

La voix lointaine d'Emilio me tira de mes pensées :

— T'inquiète, tu n'es pas le seul. Les hommes du quartier et des environs sont désespérés à l'idée qu'elle reste célibataire toute sa vie. Après, c'est la fille d'un pasteur, il fallait s'y attendre.

Je bus une franche gorgée et jetai un regard à travers la fenêtre. Le temps était toujours d'un gris triste, mais la chaleur, elle, était toujours là.

Burn, beautiful Crow ( Version Française )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant