J'avance aussi vite que je le peux. Mais ce n'est pas chose facile. Les tranchées sont étroites, il pleut et mes bottes s'engluent dans le sol boueux. Les rats qui grouillent un peu partout et les cadavres gisant ça et là ne me facilitent pas la tâche. La vue de ces corps de camarades morts de faim ou de froid ne m'émeut plus, maintenant. J'ai appris à détourner les yeux et à penser à autre chose, comme on choisirait d'ignorer une vérité malsaine.
Alors je passe outre, et continue de me débattre dans la boue et le froid. Je dois me concentrer sur ma tâche. Mon supérieur m'a chargé d'une mission de la plus haute importance : infiltrer les tranchées ennemies pour y poser des bombes. C'est une chance d'avoir été choisi pour cette tâche délicate, d'autant plus que je n'ai que 18 ans. Elle pourrait bien représenter le départ de ma carrière militaire. J'en rêve depuis que je suis tout petit.
Imaginez un peu : « colonel Hans Riegel ». Je soupire de bonheur. « Colonel Hans Riegel et sa femme. . . » J'arrête de délirer. Anna, ou Edith ? J'ai beau en débattre, je n'arrive toujours pas à décider laquelle j'épouserai à la fin de la guerre. J'interromps ma rêverie. Je suis arrivé à l'extrémité de nos lignes de front. Ma mission va commencer.
Pour plus de sûreté, je troque mon uniforme allemand contre celui de nos ennemis. Porter leur couleur me dégoûte, mais elle m'aidera à passer inaperçu, en supplément de mon excellent niveau de français.
PDV Gilles :
J'ouvre un œil. Mes camarades sont tous endormis. Au dessus de moi, la lune brille dans un ciel sans nuages. Je me lève et, discrètement, me faufile hors du trou où j'ai fait mon nid. J'ai envie de me promener, et l'interdiction ne rend ma sortie que plus excitante. La tranchée a l'air déserte. Je me dirige vers la droite.
Après avoir fait un petit bout de chemin sans croiser personne, je me fige. Un homme, seul, est agenouillé par terre. Mes sourcils se froncent. Il n'a rien à faire ici ; tout comme moi. J'allais m'approcher pour l'effrayer lorsque les rayons lunaires me révélèrent ce qu'il tenait dans ses mains. Des explosifs. Mon sang ne fit qu'un tour.
Je bondis en avant et le précipitai à terre. Par chance, le terrain à cet endroit était en pente, et le sol par conséquent relativement sec. Il me repoussa, et je sentis qu'il était plutôt musclé. Alors qu'il allait reprendre le dessus, je sortis ma baïonnette et la lui plaquait sur la gorge. Il s'immobilisa aussitôt. Je me plaçai de sorte à exposer son visage à la lumière de la lune. Je plongeai résolument mes yeux dans les siens, mais le mot « traître » mourut sur mes lèvres.
Des yeux bleus à l'air belligérant me fixaient. Leur fureur me fit l'effet d'une décharge électrique. Soudain, il me sembla avoir une conscience décuplée. Le bois du manche du couteau contre ma paume, le corps chaud aux muscles tendus sous moi, l'éclat extraordinaire de ces yeux, chaque sensation prenait des proportions gigantesques. Troublé, je relâchai la pression que j'exerçais sur la gorge du saboteur. Il ne se débattit pas, et je lus dans ses yeux qu'il était aussi déconcerté que moi. J'eus soudain la certitude qu'il m'était précieux, bien plus que toutes les personnes que j'avais déjà rencontrées, et que si je le perdais, je ne pourrais plus jamais être heureux.
Sans m'en rendre compte, j'avais lâché ma lame et m'étais rapproché de lui. Seuls quelques centimètres nous séparaient encore. N'étant plus tout à fait moi-même, je les franchis et posai mes lèvres sur les siennes. Mon adversaire ne me repoussa pas et chercha plutôt à attraper ma main dans le noir. Je saisis la sienne et pressai ses doigts, mais nous fûmes brusquement interrompus par des cris et des explosions. Hébété, je le regardai secouer la tête comme pour reprendre ses esprits. Il me fixa une dernière fois de ses yeux bleus perçants, avant de s'enfuir dans la nuit avec son matériel. Sous le choc de ce qui venait de se passer, je laissai mon amant partir, tandis que des pas retentissaient dans ma direction.
PDV Hans
Pensif, j'effleurai mes lèvres. Le jeune homme que j'avais rencontré la nuit dernière m'avait laissé un souvenir tenace. Jamais auparavant je n'avais ressenti une telle attirance. Certainement pas pour un homme, et un français de surcroît !
J'avais raconté à mon chef de bataillon qu'un français m'avait découvert, et que j'avais réussi à filer avant qu'il appelle des renforts. Évidemment, je ne lui ai pas parlé directement de mon petit Froschfresser. . . Je ris à l'évocation de ce surnom, que je trouvai plutôt mignon.
L'arrivée d'un autre soldat m'extirpa de mes agréables pensées. Les français attaquaient, il fallait riposter par les balles. Je me mis en position près de mon chef de bataillon. Je tirai une fois, deux fois. Soudain, je reconnus le charmant soldat de la veille parmi les assaillants. Il sembla me reconnaître lui aussi, et s'arrêta pile dans mon champ de tir. Mon chef m'hurla de tirer. Perdu, je ne savais que faire. Puis je pensai à mon rêve de gamin. Il fallait obéir aux ordres. Quand la détonation retentit, et que les yeux de mon amant s'écarquillèrent d'horreur, je sentis mon cœur se lacérer.
*Froschfresser (en allemand) : mangeur de grenouilles.
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Echappée fantastique
RandomCompilation de nouvelles qui j'espère vous plairont ou vous dérangeront, essais d'écriture divers, petits textes qui me viennent de temps à autre.