Le Prince Cruel { Raconté par Cardan

Chapitre 4

-Jetons les aux nixes, proposé-je, la rage au ventre. 

-Mais ces créatures sont inoffensives ! protesta Nicasia. Elle ne lui feront aucun mal !

-Et alors ? Tu veux les tuer peut-être ?

Valerian se met à ricaner.

-Avoir les sbires de Madoc à tes trousses ?

J'ai beau haïr Jude en ce moment pour nous avoir humilié en public, je ne la tuerai pas. Ce ne serait pas  une revanche acceptable. Chaque chose en son temps. 

C'est vrai que les nixes sont des créatures terriblement paresseuses. Elle ne risquent que de la mordre si Jude se débat. Je lève la main pour faire signe à Locke de parler.

-C'est une bonne idée, murmure-t-il enfin.

-Alors allons-y.

De loin j'aperçois Taryn qui fixe désespérément Jude.

-...il n'est pas nécessaire que ce soit toi...

Je donne le décompte et à trois, Locke et Valerian se jettent chacun sur l'une d'elle. Jude se débat dans tous les sens, le regard ardent de haine pointé dans ma direction, mais je garde une expression détachée. Ses yeux s'affolent lorsqu'elle aperçoit la rivière. 

En tant que meneur, je mène la marche. Taryn se laisse plutôt faire, mais la peur qui se lit dans ses prunelles identiques à celles de Jude la contredit. 

Valerian, maintenant fermement Jude, laisse glisser ses mains le long de son corps chaud avec un sourire sardonique. La jeune femme se débat de plus belle et la rage et le désir, contradictoires, me serrent le ventre. 

Après que les deux soeurs eurent été posées, je m'imagine tenir Jude emprisonnée dans mes bras comme elle l'était quelques instants plus tôt dans ceux de Valerian. J'imagine ardemment ma main sur sa hanche, l'autre sur son cou pour descendre jusqu'au bas de son dos... 

Je dois retenir la désir qui me consume tandis que Nicasia pousse violemment Jude dans la rivière, suivit par Taryn. Ce n'est que pire. La robe humide de Jude dessine encore plus chaudement ses formes, et je repousse la chaleur qui m'envahit. 

-Il y a des nixes dans cette rivière, déblatère Valerian. Si vous ne sortez pas avant qu'elles vous trouvent, elles viendront vous chercher et vous garderont sous l'eau, pour vous croquer avec leurs dents pointues. 

A mon sens, c'est une vérité... légèrement amplifiée. Au ricanement de Valerian se mêle celui de Nicasia. 

-Les nixes ne peuvent pas lutter contre leur nature, renchérit Nicasia en projetant une gerbe d'eau d'un coup de pied au visage de Jude. Exactement comme vous ne pouvez pas éviter de vous noyer.

Puis je lève le doigt et mes sbires obtempèrent. Chacun leur tour, ils se mettent à jeter les affaires des deux jeunes femmes dans l'eau. 

-Vous trouvez ça drôle ? Vous vous amusez ? s'exclame Jude, en me fixant avec tant de colère que je retiens un tressaillement. 

-Follement, je réplique, avec un petit sourire. 

Puis son regard se porte sur les ombres dans l'eau. Hystérique, Jude pense que ce sont les nixes et tire Taryn à l'écart. Mais seul moi sait que c'est impossible. Les nixes restent au fond de l'eau. 

-Allons, ce n'est qu'un jeu, susurre Nicasia. Mais parfois on profite tellement de nos jouets qu'on les casse.

Elle esquisse une petit moue plein de faux regrets. 

Puis Jude dérape sur les rochers glissants. Tout se passe si vite que seul mon premier instinct se manifeste. Je m'apprête à l'attraper par le bras pour la tirer sur la berge tandis qu'elle se noie, mais elle remonte juste à temps, m'épargnant ainsi l'humiliation totale. 

-J'ai cru que tu allais te noyer, souffle Taryn.

Oui, moi aussi.

-Quittez l'école, déclaré-je, la mâchoire serrée. Vous n'auriez jamais dû assister aux mêmes cours que nous. Laisse tomber le tournoi. (Je fixe Jude.) Nous sommes vos supérieurs, dis à Madoc que vous n'avez pas votre place parmi nous. Si tu le fais, je te sauverai.

Je sais qu'elle ne cédera pas, à moins qu'elle inclue Taryn dans le marché. 

-Il te suffit de capituler, facile.

Jude jette une oeillade à sa soeur et, sans grande surprise, me lance :

-Tu sauveras Taryn aussi ?

-Oh, c'est donc pour elle que tu feras ce que je te dis ? rétorqué-je, me délectant de sa peur, son angoisse et sa haine toute dirigée. Ça te semble noble, c'est ça ? Alors je t'écoute !

-Tu pourrais me dire ce que je dois ressentir, tant que tu y es, siffle-t-elle d'un ton plus que mordant.

-Intéressant. Les enfants à Terrafae sont si rares que je n'ai jamais vu de jumeaux parmi les nôtres. A-t-on l'impression d'être dédoublé, ou scindé en deux ? repris-je.

Elle ne répond pas.

Puis, un sourire cynique aux lèvres, je me tourne vers Taryn.

-Soeur jumelle, serais-tu capable d'un tel sacrifice ? Voyons cela. J'ai une offre extrêmement généreuse à te faire. Remonte sur la rive et embrasse moi sur les deux joues. Après quoi, tant que tu ne prendras pas la défense de ta soeur, que ce soit en gestes ou en paroles, tu n'auras plus à subir les conséquences de ses provocations. Allons, n'est-ce pas là un marché honnête ?Mais il en sera ainsi seulement seulement si tu viens à nous tout de suite et que tu laisses ta soeur se noyer. Montre-lui qu'elle sera toujours seule.

Un instant la jeune femme reste pétrifiée, puis Jude lui murmure :

-Vas-y. Ne t'en fais pas pour moi.

Elle la regarde pressée ses lèvres bleuies sur mes deux joues, et j'imagine sans mal Jude à sa place. Sauf que Jude aurait trop d'honneur pour faire ça.

-Dis : "J'abandonne ma soeur Jude", assène Nicasia, se délectant du spectacle. "Je ne l'aiderai pas. De toute façon elle n'est rien pour moi."

-Ce-ce n'était pas dans le marché ! proteste faiblement Taryn, tremblante. 

En imaginant Jude tremblante de froid et d'hypothermie, j'imagine aussi malgré ma main le long de son buste, ses lèvres bleuies sur mes joues. 

-Ta soeur t'as abandonnée. Tu vois ce qu'on peut faire, avec quelques mots ? sifflé-je, ravi qu'elle se sente humiliée et appréciant l'afflux de sa peur. Et si on t'ensorcelait pour que tu te traînes à quatre pattes en aboyant comme un chien ? (Elle frémit de rage et d'impuissance.) Et si on te condamnait à dépérir, faut de pouvoir entendre une chanson que tu n'entendras plus jamais ou un mot gentil de ma part ? Nous ne sommes pas mortels, nous. Nous te briserons. Petite chose fragile que tu es. Renonce. 

-Jamais, dit Jude, en plantant fermement son regard dans le mien.

-Jamais ? ricané-je. Jamais c'est comme l'éternité : trop vaste pour être compris des mortels.

Jude agrippe sa main à un rocher pointu avant de glisser à nouveau. Je réprime mes pulsions, lui tourne le dos pour mettre un therme à ma revanche. 

-Pense à nous sur le chemin du retour, susurré-je après un dernier coup d'oeil à Taryn et sa soeur, mais m'adressant à Jude. Quand tu seras honteuse et trempée jusqu'aux os. Pense à ta réponse. Car nous sommes capables de bien pire. 

Sur ses mots je fais volte-face, faisant signe à Valerian,  Locke et Nicasia de me suivre.

Je sais que Taryn va tirer Jude de là. Je ne souhaite que personne ne meurt, mais si Jude entretient la guerre, alors elle mourra. D'une quelconque façon. Que ce soit de Valerian, de Nicasia...

Ou d'elle-même.