Fausse Note

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Kido n'avait pas imaginé que son père serait là ce jour-là. Il n'avait pas imaginé qu'une journée aussi banale pouvait aussi mal tourner. Il s'était dit qu'il pouvait se le permettre, en son absence, et voilà que l'homme était entré dans la pièce, et comme si le vent soufflait derrière lui, le froid s'était engouffré entre les jambes du petit garçon.

《Ce n'est pas...》commença-t-il, avant de se rendre compte qu'il ne serait jamais crédible.

Le superbe piano à queue de son père, une pièce de maître importé d'italie, tout comme le fauteuil et le canapé, d'un noir laqué sublimissime, c'était un trésor. Le petit avait toujours, depuis qu'il avait appris les échecs, été fasciné par le noir et blanc. Cet aggrégat avait du cachet, du mystère, qu'il aimait percevoir. Et ce piano, c'était le fruit défendu ultime : il voulait juste jouer un peu, quelques secondes.

Son père en jouait si bien. Il voulait juste faire comme lui.

《Je croyais avoir été clair : personne ne touche à ce piano.》

Le jeune Kido se souvenait de la fois où une domestique avait été renvoyée pour avoir voulu le nettoyer. Il se demanda avec effroi si son père allait le mettre à la porte, lui aussi, après cela.

《Mais puisque tu as l'air d'aimer ça, je vais t'offrir des cours de piano. Qu'en penses-tu ?》

《Et je pourrais jouer comme vous ?》s'enquit l'enfant depuis le tabouret en cuir, les mains encore figées sur le clavier défendu.

Son père avait alors seulement eu ce sourire, ce sourire que l'enfant n'avait jamais compris. C'est ainsi qu'il s'était mis au piano.

Dès la semaine suivante, il suivait des cours de solfège, et quelques temps plus tard, il débutait la formation manuelle avec un professeur particulier. Il avait finalement le droit de toucher au piano noir autant qu'il le désirait. Le tout, maintenant, était de le désirer encore.

Kido avisa ses doigts rouges et douloureux. Le professeur n'y était pas allé de main morte cette fois-ci : ça faisait longtemps que le lycéen n'avait pas fait de fausse note. Sans doute l'homme s'était-il vengé pour toutes les scéances précédentes où le plus jeune avait interprêté sans accro ses partitions. Bizarrement, la douleur restait vive, même après toutes ces années ; Kido se disait qu'il devait s'être habituer depuis le temps, pourtant, toujours cette même onde de choc dans ses os, les vibrations dans ses mains. Il ferma ses poings et les rouvrit, pour faire jouer ses articulations, et déglutit.

《Oni-chan ?》

Haruna approchait de lui, qui attendait simplement que son précepteur ait terminé de faire le rapport de scéance à son père. Elle saisit ses mains, doucement, caressa ses doigts du pouce, la mine abattue. Kido ne put retenir un sourire d'affection.

《Je vais bien.》déclara-t-il pour la rassurer.

《Tu as vu tes doigts ? Ton professeur est trop sévère. Tu devrais en parler à Papa !》

En parler à "Papa" ? Et voilà qu'à nouveau sa tendresse envers Haruna prenait le goût de l'amertume. Père était un homme plein d'ambivalences ; personne ne devait toucher un cheveu de sa fille chérie, alors que les pires choses pouvaient arriver à son fils sans qu'il ne s'en soucie. Haruna savait forcément que leur père ne l'aimait pas comme il aurait dû l'aimer. Si elle oubliait, ou si elle faisait exprès d'occulter pour avoir l'impression que tout allait bien, Kido s'était souvent posé la question : sa pétillante petite soeur avait tout de même un peu hérité de sa mère, au fond, et avait parfois la même volontée de fermer les yeux. Elle ne savait probablement quoi pas faire de plus. Haruna lui adressa un sourire d'amour, le coeur aux lèvres, plus sincère que les plus honnêtes des hommes.

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