La chute de l'Empire romain d'Occident, en 476, a divisé l'Europe en une multitude de royaumes, certes séparés géographiquement, mais aussi au niveau culturel. Lorsque l'on passait sous la herse d'une forteresse médiévale, on tombait sur un petit monde disposant de ses propres coutumes, expressions et mythes. Parmi ces récits fabuleux, on retrouve la légende du Chevalier de Platine, un homme noble qui aurait mis la main sur une épée aux propriétés surnaturelles. Aucun royaume connu des historiens modernes ne semble avoir transmis ce mythe à ses générations futures. En fait, la seule communauté ayant raconté cette histoire serait un étrange fief, coincé entre les Francs et l'Aragon, où un belliqueux seigneur aurait exercé sa suprématie sur une colonie d'orphelins perdus lors de la révision des cartes géopolitiques. Le travail agricole y était dur, insoutenable, voire tragiquement meurtrier pour certains. Les enfants, âgés d'à peine douze ans, voyaient leur espoir de sortir de leur misérable situation s'amincir de plus en plus alors que les semaines, les mois, les années passaient. Par chance, chaque mois d'octobre, alors que l'automne s'installait et que les potirons se développaient, une journée de liberté attendait les pauvres petits. Munis de leurs chevaux-jouets, composés d'un manche à balai et d'une tête en argile durcie, ils jouaient aux chevaliers, ces êtres d'une noblesse infinie qui passaient parfois par leur fief le temps d'une apparition éclair. C'est lors d'une de ses journées qu'un vieux paladin, inconnu des enfants, fit son apparition. Vêtu d'une toge couleur betterave et armé d'un long sceptre en bois sombre, on aurait dit un monstre revenu à la vie après un long sommeil. D'abord apeurés, les orphelins déposèrent leurs montures et examinèrent le nouvel arrivant. L'ancien chevalier s'empara d'un tabouret posé contre le mur de la bicoque servant de dortoire aux jeunes travailleurs. Un premier enfant, plus audacieux que les autres, s'avança vers le paladin. Puis un autre. Et un autre. L'homme errant se retourna et déposa son siège sur le sol en terre franche. Intrigués par ces étranges manières, les derniers orphelins s'ajoutèrent au demi-cercle déjà formé par leurs confrères. Finalement, l'homme s'assit sur le tabouret et, d'un geste courtois, invita les enfants à faire de même. Sous l'emprise de la curiosité, tous les orphelins l'imitèrent.- Diantre, mais quel public ai-je droit en ce jour!, s'exclama le paladin, brisant le silence qui régnait auparavant.Il appuya ses deux mains sur son sceptre avant de dire :- J'imagine que vous savez déjà qui est le Chevalier de Platine? On ne parle que de lui dans ce fief.Les travailleurs hochèrent la tête, toujours dans le plus grand silence. L'ex-chevalier se pencha et avoua son plus grand secret :- Et si je vous disais que j'ai connu le Chevalier? En chair et en os!C'est à ce moment précis que les enfants retrouvèrent leurs langues.- Impossible!- Vous avez vu l'épée magique?- Où est-il maintenant?- Il a existé?!- Je n'y crois pas!L'homme ricana en voyant ses spectateurs réagir aussi intensément. - Laissez-moi vous raconter son histoire telle que je la connais et vous verrez, je répondrai à toutes vos interrogations.En quelques secondes seulement, le silence revint et la marmaille se calma. Captivés comme jamais, les enfants voulaient en savoir plus et ne pouvaient plus faire demi-tour.- Il était une fois un page d'une gentillesse des plus appréciées. Ce jeune homme était mon page, celui qui brossait mon cheval et qui préparait tout ce dont j'avais besoin avant ma croisade. C'était un rêveur, un fonceur. Lorsque vint le moment de me remplacer par vieillesse...Le paladin fit craquer ses genoux, ce qui provoqua le rire chez les enfants.- ... mon choix était déjà fait depuis longtemps. Dès son assermentation, j'étais persuadé qu'il accomplirait de grands exploits. Et c'est ce but qu'il s'exhorta d'atteindre.Les orphelins se penchèrent vers l'avant, attendant la suite du conte avec impatience.- Alors que notre héros partait vers le domaine d'un riche baron de l'Aragon, mon humble apprenti s'est perdu dans une forêt à épines, où son cheval a décidé de s'arrêter tout d'un coup, sans avertissement, de cette façon.L'ancien chevalier imita le son de l'animal, puis donna quelques coups de sceptre sur le sol pour mimer le galop de l'équidé.- N'ayant aucune autre solution que de s'arrêter un moment dans ce lieu hostile, il erra dans les bois après avoir attaché son cheval à l'arbre le plus proche. Une odeur putride attira son attention. Suivant son odorat hors pair, il tomba sur un immense marécage où il trouva...- L'épée de Platine!, s'écria l'enfant audacieux.- Mais dis donc, vous suivez l'histoire de près!Le paladin se replaça sur son tabouret et poursuivit son récit.- Une fois que notre héros récupéra l'arme la plus légendaire du royaume, elle se mit à briller de mille feux comme un flot de lucioles. Cette épée, comme vous vous en doutez, était un objet magique, comme il ne s'en fait plus de nos jours. Par contre, tout artéfact magique ne reste pas dans la nature à l'air libre. Il était gardé par un effrayant monstre gluant et en colère!Sans explication, un éclair frappa au loin, au même moment où le paladin termina sa phrase. Malgré leur surprise, les enfants se turent. Ils n'étaient pas du genre à être effrayés facilement. L'homme reprit :- Par la meilleure des chances, le Monstre des marais n'était pas présent lors de la visite du chevalier. Sans réfléchir, et on le comprend, il partit avec l'épée et alla rejoindre son cheval. N'ayant d'autres options que de faire demi-tour, il se mit en chemin vers sa forteresse, laissant en plan le baron et son somptueux dîner.- Mais quel idiot! Qu'est-ce que je ferai pour avoir ne serait-ce qu'un minuscule bout de dinde dans la panse!Les orphelins se mirent à rire de l'intervention de leur confrère. Le conteur eut un sourire en coin, puis continua.- Cette épée, mes chers amis, fit du chevalier un être supérieur à tous ses collègues. Ces derniers bavaient de jalousie en voyant le fourreau bien rempli de mon apprenti. Lorsqu'il sortait son arme, au cours des nombreuses croisades auxquelles il participait, elle brillait, comme la première fois qu'il l'avait saisie. Son pommeau serti de pierres rouges éclatantes, comme l'éclair qui est apparu juste derrière moi, terrifiait les paladins comme moi à des milles à la ronde. L'épée de Platine avait trouvé son digne propriétaire, le tristement célèbre Chevalier de Platine.- Une minute!, dit un enfant en se levant. Tristement? Mais c'est un noble héros de guerre qui a bûché pour son pain! Qu'est-ce qu'il peut bien avoir de triste dans cette histoire?L'ancien chevalier prit une grande respiration.- À ce que je vois, vous ne connaissez que le côté sensationnel de cette histoire. Et pourtant, mes amis, vous ignorez la tragique morale de la légende. Vous êtes prêts?L'orphelin offusqué resta bouche bée, puis rejoignit ses confrères en silence.- Revenons à ce monstre que je vous ai mentionné au détour d'une phrase. Un beau jour, alors que le Chevalier s'arrêtait dans une chaumière isolée afin de reprendre des forces, trois coups à la porte se firent entendre. Lorsque le noble guerrier ouvrit la porte, il vit le monstre devant sa porte, dégoulinant de vase et recouvert d'algues sèches.L'un des enfants leva la tête vers le ciel, dans l'espoir de revoir un éclair surnaturel, mais rien de la sorte ne se produisit.- Le monstre n'était pas là pour discuter de la pluie et du beau temps, vous vous en doutez. Prêt au combat, mon apprenti brandit sa fameuse épée, mais, comble de malchance, sa lumière ne brillait plus comme avant. La lame était devenue malléable et le pommeau, dépouillé de ses pierres serties. Un sourire carnassier aux lèvres, l'horrible chose reprit ce qui lui était propre et fit tomber le Chevalier d'un seul coup de pied.Les pauvres bambins, maintenant terrifiés, se rapprochaient et tremblotaient à un rythme effréné.- Attrapant le chevalier par la botte, le monstre entreprit de traîner mon pauvre apprenti jusqu'à son marais, salissant sa toge de cuir de terre et de toutes les saletés de la forêt.- Comment savez-vous tout ça?, demanda un jeune totalement pétrifié.Le paladin respira un bon coup, puis termina son récit de la façon la plus abrupte qui soit :- La forêt à épines entourant le fameux marais était l'un de mes lieux de prédilection pour méditer. Le jour où le Chevalier de Platine fut amené dans le marécage du monstre gluant, j'entendis le son d'une immense chose tombant dans le lac. Je courus vers l'étendue d'eau, pour n'y voir que le dos écailleux du monstre s'engouffrant dans les eaux noires, l'Épée de Platine flottant à la surface.L'homme se tut et fixa les enfants du regard.- Encore aujourd'hui, le sort du Chevalier de Platine reste inconnu. En toute honnêteté, mes chers compagnons, je crois que cela fait un bail qu'il est scellé.Sur cette phrase macabre, le paladin se leva, remit le tabouret où il l'avait pris et quitta les lieux d'un pas lent et régulier. Pendant le reste de la journée, les enfants n'osèrent pas toucher leurs chevaux-jouets, de peur d'être touchés par la même malédiction que celle ayant été probablement fatale au Chevalier de Platine. L'éclair soudain ne trouva jamais son explication.
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Monsterland
General FictionAprès le vol de la fameuse boîte à musique, le Joker et Harley Quinn se retrouvent coincés à Monsterland, une nouvelle dimension parallèle à Nemesisland, accompagnés de Hannah Brooks et de Harold Wilkins, un couple de loups-garous de Salem. Rapideme...