Chapitre 8 : Deuxième intermède - 1816, Bas-Canada

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En 1760, c'est officiel : la Nouvelle-France tombe aux mains de la couronne britannique. La capitulation de Montréal signe la fin de la Conquête, un fait d'armes marquant de la guerre de Sept ans. Après une période d'adaptation qui dura plus de 30 ans, forçant la création de deux constitutions différentes l'une après l'autre, arrive 1791 et l'Acte constitutionnel. Cette nouvelle loi transforme la province britannique de Québec en deux colonies distinctes, le Haut-Canada et le Bas-Canada. Malgré des changements politiques majeurs et une présence plus marquée d'anglophones, la colonie se modernise, notamment par l'utilisation de chemins de fer et la fondation d'institutions financières. Cependant, cette montée du modernisme n'arrête pas du jour au lendemain des pratiques plus traditionnelles, telles que l'agriculture. Le fermier Jules Pruneau faisait partie de ces gens qui refusaient de suivre la vague de modernité qui sévissait au Bas-Canada.- Je suis allé en ville, l'autre jour, rapporta-t-il à sa femme, un soir de juillet. Des banques, des passants bien habillés, des boutiques plein la rue... J'aimerais bien qu'on m'explique ce qu'il y a de mal à vivre en campagne! Mon père le faisait, mon grand-père le faisait, ma foi, mon arrière-grand-père a acheté cette terre au départ! Pourquoi changer quelque chose qui marche très bien? Regarde ça, Marlène, dans quelques années, on n'aura plus de travail!Pruneau allait bientôt ravaler ses paroles. Au tournant du 19ème siècle, les récoltes du fermier devinrent de plus en plus rarissimes. La terre s'asséchait et, rapidement, Jules voyait ses profits descendre en flèche. La population du Bas-Canada augmentait à une vitesse folle et les besoins en nourriture suivaient la même tendance. Au point de vue historique, la période dans laquelle vivaient Pruneau et sa femme était une grave crise agricole. L'attitude de l'agriculteur changea. Il devint plus froid et irritable que jamais. Ses cultures avaient maintenant diminué de moitié. Lentement, sans que sa femme ne puisse le sauver, il tomba dans l'alcool. En pleine nuit, alors qu'il avait bu plusieurs verres de whiskey, il sortit de sa petite maison pour se rendre dans les champs. Le grincement de la porte d'entrée réveilla sa femme. En titubant, Jules se rendit au centre de son potager principal, où un épouvantail trônait au-dessus des potirons asséchés.- JULES, REVIENS!, hurla sa femme, exaspérée.- Toi, là, dit le fermier en pointant l'homme de paille avec sa bouteille d'alcool. C'est à cause de toi si mes récoltes ne valent plus rien! Fais quelque chose! Bouge-toi le derrière! Aide-moi. Je meurs! JE MEURS!Sa femme finit par traverser le potager en soulevant sa chemise de nuit et prit son mari par le bras avant de l'amener dans leur petite maison. C'est en mettant Jules au lit et en lui retirant sa bouteille de whiskey qu'elle pense à une solution qui semblait folle, mais comme le dit l'expression :- Aux grands maux, les grands moyens, chuchota-t-elle, en sirotant quelques gouttes de boisson alcoolisée.Le lendemain matin, Jules n'avait aucun souvenir de la veille. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il souffrait d'une terrible migraine. Sa femme l'attendait à la table de la cuisine, les mains autour d'une tasse de café. Avec surprise, l'agriculteur entendait sa femme rigoler et discuter avec quelqu'un. Il s'arrêta au beau milieu de la cage d'escalier et se mit à se masser les tempes.- Seigneur Dieu, ne me dites pas qu'il y a un autre homme dans la maison ou je ne verrai pas la fin de la journée.Il prit une profonde respiration avant d'arriver dans la cuisine avec le torse bombé afin d'être plus menaçant. Une fois qu'il vit la personne qui buvait un café avec sa femme, son torse se dégonfla et il reprit son allure nonchalante.- Bon matin, Jules, dit sa femme d'un ton plutôt froid. J'imagine que tu ne sais pas ce qui est arrivé hier.- Non, Marlène, il se trouve que l'alcool fait perdre la mémoire, répliqua Jules sur le même ton.- Je sens une énergie très négative ici, dit l'invitée en buvant une gorgée de café.- Et qu'est-ce qu'une voyante fout dans notre cuisine?, s'écria le fermier.Le voyante en question était bien connue en ville, il s'agissait de Cassandre la Grande. Marlène s'était déplacée en cheval, seule dans la nuit, pour aller la contacter en urgence. Apparement, elle n'était pas la seule femme d'agriculteur à demander le même service : réanimer les terres pour faire refleurir les récoltes.- Un peu de respect, Jules, dit Marlène. Elle est là pour nous aider. Pour t'aider toi, en fait.Il y eut un silence où Jules ne fit qu'observer Cassandre de haut en bas. La voyante se pencha pour récupérer une boule en cristal de son sac et la posa sur le socle qui trônait déjà au centre de la table de la petite cuisine.- Que diriez-vous de me suivre dans le monde du mystique, M.Pruneau? Vous semblez exaspéré. Je sais qu'au fond de vous, c'est la seule solution qui vous semble un tant soit peu plausible.Le fermier était incapable de prononcer le moindre mot. Ses yeux s'étaient fixés sur l'espèce de fumée verdâtre qui se déplaçait en volutes dans la boule de cristal. Sans qu'il s'en rende compte, Marlène se leva de table et embrassa Jules sur la joue.- Faisons-lui confiance. Quel autre espoir avons-nous?Sur cette question rhétorique, Marlène sortit tranquillement de la maison pour aller traire les vaches qui meuglaient dans l'étable, à quelques mètres de là. Jules resta de marbre.- Assoyez-vous, murmura Cassandre en pointant la chaise sur laquelle était assise Marlène il y a quelques instants.Le regard toujours fixé sur les volutes gazeuses, hypnotisé par leurs mouvements restreints par la surface transparente, il prit place en face de la voyante. D'un claquement de doigts, elle fit éteindre la lampe à huile qui se trouvait à côté d'elle, plongeant la pièce dans la noirceur. Des rideaux épais empêchaient la lumière du lever de soleil de pénétrer dans la pièce. Les visages des deux participants de la séance n'étaient éclairés que par la lueur de la boule de cristal.- Jules Sylvio Pruneau, êtes-vous prêts à débuter cette séance?En temps normal, l'agriculteur n'aurait jamais consenti à de telles mesures, mais, complètement dépassé par les évènements, il répondit par l'affirmative. La voyante empoigna ses mains et lui dit de fermer les yeux, ce qu'il fit immédiatement.- Dites-moi ce que vous voyez, dit Cassandre à voix basse.- Je vois... Je vois mon potager. Comme avant. Il y a plein de potirons, des citrouilles, des tomates, des carottes géantes...- Bien, bien. Et qui s'occupe du potager?- Mon épouvantail. Il... Il est en vie! Il se déplace et récupère les légumes dans sa brouette. C'est un humain! Un vrai fermier en herbe.Cassandre passait ses mains au-dessus de la boule transparente, faisant virevolter la fumée.- Tout semble en ordre. Pensez maintenant au...- Attendez, dit Jules en retirant ses mains.À l'instant même où les paumes des deux individus se détachèrent, la fumée de la boule vira au rouge.- M.Pruneau, reprenez contact avec moi, je vous prie, dit la voyante entre ses dents, passablement irritée. - Mon épouvantail... Il... Il ne va pas bien! Il boite. Il s'approche de ce ravin et...Soudainement, le crâne de Jules devint extrêmement douloureux et brûlant. Dans la boule de cristal, les volutes semblaient vouloir s'échapper de leur récipient.- ARRÊTEZ!, hurla Cassandre.Les visions de Jules étaient plus fortes que lui. Il plaça ses mains contre ses tempes et voyait à présent l'intérieur du ravin.- Il y a un être maléfique dans le ravin! QUELQU'UN LUI VEUT DU MAL! IL NE SERA JAMAIS PLUS COMME AVANT!Sur ces phrases hurlées, la boule de cristal éclata en mille morceaux, sous les yeux horrifiés de Cassandre. Les volutes de fumée avaient tourné au violet et se dirigeaient droit vers le potager, en passant par la porte d'entrée, qui s'était ouverte d'elle-même. Jules reprenait tranquillement ses esprits, pendant que la voyante rallumait la lampe à huile d'un claquement de doigts outré.- J'en connais un qui va me devoir du cristal neuf!, s'écria Cassandre en rassemblant le reste de son attirail.- Madame, vous ne pouvez tout de même pas ignorer ce qu'il vient de se passer. Et cette fumée...- Cette fumée devait faire refleurir votre potager et maintenant, elle est partie au gré du vent! Adieu, M.Pruneau. J'espère ne plus jamais avoir affaire avec vous.Sur ces mots, Cassandre se leva de table, quitta la maison et claqua la porte d'entrée. Jules se massait les tempes à nouveau. Son mal de crâne avait empiré.****Il pouvait désormais bouger ses bras en paille. Ses mains n'étaient composées que de bouts de bois, tout comme ses pieds. D'ailleurs, ceux-ci tentaient tant bien que mal de se libérer. En baissant son immense tête, l'épouvantail se rendit compte que ses bouts de pieds étaient rattachés à un poteau fait du même matériau que ses membres à l'aide d'une corde. En faisant plusieurs mouvements de va-et-vient, il finit par enfin se libérer de la corde, qui céda sous les pressions successives du pantin. Pour la première fois de sa courte vie, l'épouvantail touchait le sol avec ses pieds. Il fut pris de vertige, avant de se stabiliser à l'aide de ses bras. Complètement stupéfait, il mit un pied devant l'autre et sut se tenir droit. Les coutures qui formaient son sourire s'étirèrent davantage, jusqu'à déchirer le sac de jute composant sa tête.- Que c'est impres- OH MON DIEU QUE SE PASSE-T-IL IL Y A DES SONS QUI SORTENT DE MA BOUCHE JE NE-L'homme de paille se tut en voyant que Jules Pruneau s'approchait de la fenêtre pour voir ce qu'il se passait. Rapidement, l'épouvantail se pencha sous la fenêtre pour se cacher. Le fermier regarda par la vitre quelques instants avant de se retirer dans sa chambre.- Quelle journée...L'agriculteur était tellement déboussolé qu'il n'avait même pas remarqué l'absence de l'épouvantail sur son poteau. Lentement, l'épouvantail se releva.- Bon, se dit-il. Restons calme, restons calme. Je vais simplement... explorer l'endroit.Il fit quelques pas vers la forêt voisine, en accélérant la vitesse de sa marche. Il devenait de plus en plus habile et ne pouvait cesser de sourire.- Je me demande bien c'est quoi ce pouvoir que j'ai découvert avec ma bouche. Le monsieur dans la maison semblait l'avoir lui aussi. C'est contagieux?L'épouvantail continuait de se poser ses questions à voix haute alors qu'il se déplaçait à une vitesse folle dans la forêt. Chez les Pruneau, Marlène revenait de la grange avec plusieurs bouteilles de lait dans les mains. En passant par le potager, elle remarqua l'absence de l'épouvantail. Elle courut à l'intérieur par prévenir son mari :- JULES! Quelqu'un a volé notre épouvantail! Et où est Cassandre?Pendant ce temps, l'homme de paille en question poursuivait sa fuite dans la forêt. Il avait atteint sa vitesse maximale de déplacement. - Gauche, droite, gauche, droite, gauche, droite, gaAAAUUCHHE!Tout en se rappelant à haute voix quel pied mettre devant l'autre, il trébucha sur un rocher avec son bout de bois gauche. Il se vit forcé de faire une culbute sur le sol, le rapprochant dangereusement du ravin entrevu précédemment par Jules Pruneau lors de la séance du mystique. Avec son agilité fraîchement acquise, l'épouvantail se releva.- Tout va bien. Tout va bien, se rassura-t-il.Au moment même où il disait ces mots, les feuilles mortes glissèrent sous ses pieds et l'homme de paille tomba dans le ravin, comme l'avait prédit le fermier.- AAAAAHHHHHHH!La crevasse semblait sans fin.*****Le Vampire lui donna un coup de pied pour qu'il se lève.- Allez! On pas que ça à faire!L'Épouvantail se leva enfin. Derrière lui se trouvait un arbre mort. À ses côtés, c'était le vide total. Il n'y avait que de la terre fertile et dense.- J'espère que tu aimes bien cet endroit, parce que tu seras désormais le gardien du cimetière de Monsterland. C'est bien compris?- Que... Pardon, je ne vous comprends pas. Tout va si vite tout d'un coup.Le maire, exaspéré, lança un sort sur l'Épouvantail en tournant sa main sur place. Une fumée noire sortit des doigts du Vampire. L'homme de paille regarda le gaz, apeuré, puis, lorsqu'elle entra en contact avec son sourire de coutures, elle changea les traits de son visage. Dans une douleur horrible et exécrable, les coutures bougèrent, se retirèrent, se rajoutèrent. Le maire de Monsterland regardait cette transformation avec un sourire mesquin. Une fois le sort accompli, l'Épouvantail affichait un faciès qui faisait presque peur au Vampire.- C'est bien mieux comme ça. Voici ton outil.Il tendit un râteau à l'homme de paille, en lui précisant qu'il avait des propriétés assez surprenantes.- Prends soin du cimetière, je t'en prie. C'est ta nouvelle maison.Sur ces mots, le maire s'éloigna, laissant l'Épouvantail dans l'incompréhension avec son visage totalement modifié. Sans qu'il s'en rende compte, une tombe surgit derrière lui. Il y était écrit : «L'homme de paille».

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