Chapitre 10 : Tendresse enfouie

1 0 0
                                    

Dans les rues de Monsterland, la température avait drastiquement baissé. Le brouillard recouvrant les rues de pierres inégales s'était épaissi et on ne voyait devant soi qu'un mur blanc et déprimant. Le seul endroit où les gens se déchainaient était la Taverne des Cornes et du Crime, près de la lande charbonnée, où les confidences et les chansons endiablées se succédaient. En bordure de la dimension, le Monstre des marais dormait paisiblement. Dans le lac, chaque inspiration provoquait un petit gouffre dans l'eau et chaque expiration créait des vaguelettes incessantes. La dimension semblait vidée de sa vitalité habituelle et paraissait encore plus morte et hostile qu'auparavant. C'est ces pensées sombres qui régnaient dans la tête de Harley Quinn alors qu'elle se dirigeaient à pas lents au cimetière. Malgré le brouillard invasif, elle pouvait déjà entrevoir la silhouette du grand arbre mort, aux côtés duquel elle était arrivée à Monsterland à travers le portail rose. Cela ne faisait qu'une semaine que son Monsieur J, les deux loups-garous et elle-même avaient débarqué dans la dimension, mais l'absence de son amoureux lui donnait l'impression que cela faisait des mois qu'elle ne l'avait pas vu. Malgré son tempérament fougueux et son penchant confirmé pour le crime, l'arlequin avait tout de même des sentiments, et ceux-ci s'atrophiaient depuis un moment, la laissant dans un état lamentable. Au cimetière, l'Épouvantail s'affairait à faire la récolte des champs voisins. Il avait échangé son râteau pour une immense faux qu'il balançait d'un grand coup de bras pour couper les épis de maïs mûrs. Il traînait derrière lui une immense brouette en métal pour stocker les fruits de la moisson. Il pensait n'avoir que ça à faire de la journée, mais il aura bientôt une nouvelle tâche sous la main. Harley s'approchait enfin du cimetière et pouvait désormais voir la tombe détruite par le Joker lors de sa première rencontre avec le gardien de la dimension. Lorsqu'elle atteint sa hauteur, elle récolta quelques bouts de pierre de la tombe dans ses mains. Le matériau s'effrita entre ses doigts et retomba mollement sur le sol, en poussière.- Mon Monsieur J..., se dit Harley et s'asseyant sous l'arbre mort. Alors qu'il revenait sur ses pas, l'Épouvantail vit du mouvement près du cimetière. Il laissa sa brouette et sa faux derrière lui pour agripper son râteau et se diriger lentement vers l'arbre mort. Afin de ne pas être vu, il se cacha derrière une grande limousine désaffectée et rouillée, trônant dans les champs de l'arrière-ville. Il était désormais sûr qu'il y avait quelqu'un dans le cimetière, car il se mit à entendre des pleurs, d'abord étouffés, puis de plus en plus forts et déchirants. Bien que l'Épouvantail n'ait pas de cœur, il ressentait une certaine forme d'empathie pour cette personne, de laquelle il ne voyait même pas le visage. Il décida de reposer son râteau et s'approcha plus près de l'arbre mort. C'est avec surprise qu'il se rendit compte qu'il s'agissait de l'une des quatre intrus ayant débarqué à Monsterland et activement recherchés par le maire. Il lâcha un petit cri et se couvrit instantanément la bouche. La criminelle se retourna, les joues couvertes de mascara humidifié. Elle leva les mains en l'air :- AH! Je me rends, je me rends! Si vous m'amenez à mon Monsieur J, je ferai tout ce que vous voulez!- Un instant, calmez-vous, mademoiselle... Quinn, si je ne me trompe pas.Harley baissa les bras, prise de court.- Vous n'allez rien me faire?- Pas pour l'instant. Discutons.L'Épouvantail avait un plan. Un plan bien précis. Pour le moment, il lui suffisait d'écouter ce que l'arlequin avait à dire.- Je ne vous... vous comprends pas, mais bon, comme vous êtes si conciliant... la vérité, c'est que mon compagnon, le clown en costard mauve, eh bien il a disparu. Tout simplement. Je sais qu'il est à quelque part ici, mais j'en ai pas la moindre idée. Fouiller dans chacune de ces chaumières prendrait beaucoup trop de temps... Maintenant que j'y pense, s'il a réussi à créer un portail vers Monsterland avec seulement quelques bidules de méchants de Nemesisland, il pourrait simplement en refaire un avec n'importe quoi! Qui dit qu'il n'a pas quitté la dimension! J'en ai... J'en ai... aucune idée...Les yeux d'Harley s'étaient à nouveau emplis de larmes. Dans la tête de l'Épouvantail, les informations s'éparpillaient. Le discours de Quinn était si confus qu'elle devait probablement délirer sous le coup des émotions. Tant d'éléments étaient en jeu, mais peu importait. Malgré ce passé abracadabrant, le plan allait marcher. L'homme de paille s'approcha d'Harley et lui dit des mots réconfortants.- Calmez-vous, respirez un bon coup. Racontez-moi tout, dans les moindres détails. Je veux tout savoir.Harley était de plus en plus déstabilisée devant la gentillesse soudaine de l'Épouvantail, mais n'y fit pas vraiment attention, complètement renversée par les derniers évènements. La criminelle s'ouvrit et raconta ses aventures en entier : ses débuts à Gotham City, sa rencontre avec le Joker, la création de Nemesisland et sa destruction par son copain, le vol de la boîte à musique pour finalement arriver ici sans le moindre plan d'avenir, sans la moindre idée de la suite des choses. Le récit dura plusieurs minutes, presque une heure. L'Épouvantail posa sa main en bois sur l'épaule pendant qu'elle parlait.- Vous savez, vous me rappelez un professeur de psychologie de Gotham qui se déguisait en épouvantail pour faire des expériences sur la peur. Il s'appelait Jonathan Crane. C'était un bon ami de... vous savez qui.- Nous pourrions nous tutoyer, qu'en penses-tu?À ce moment, la mâchoire d'Harley tomba. L'Épouvantail ne cessait de la surprendre.- Euh... Oui, pourquoi pas?Elle renifla une dernière fois alors que le gardien de Monsterland passa son bras sur ses épaules. Il jouait gros sur son coup et il se mettait en grave danger. Mais le maire sera si fier de lui.*****À son arrivée à Monsterland, Hannah avait remarqué un endroit paisible à quelques mètres de la chaumière de la Sorcière. Il s'agissait d'une petite grève, recouverte par de grands palmiers à larges feuilles, de quoi bien s'isoler de la mairie et du Vampire. Situé à l'opposé de la forêt où résidait le Monstre des marais et très probablement le Cyclope, il s'agissait du parfait endroit où l'Homme-insecte pourrait passer son temps. Sur ce point, l'ancienne lieutenante de police avait du flair. Sans même utiliser son instinct venant de sa nature lycanthrope, Hannah Brooks avait visé juste. En arrivant à la grève, après avoir brièvement discuté avec Harley, elle vit l'homme à la tête de cafard, faisant des ricochets dans l'eau brouillée qui bordait la petite plage rocheuse. En tentant de faire le moins de bruit possible, elle descendit les quelques marches en roc qui séparaient la grève des rues pointues de la ville. Alors qu'elle tapotait sur l'épaule de l'Homme-insecte, ce dernier attrapait un galet, qui tomba dans l'eau avec un gros plouf sous le sursaut du monstre.- B... Bonjour, madame la salvatrice, dit-il timidement.- Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous déranger, vous sembliez plongé dans vos pensées. Et vous pouvez sans problèmes m'appeler Hannah. Hannah Brooks.- Merci. J'ai une horrible mémoire pour les noms. Jack McCrory était mon nom, dans une autre vie. Que me vaut l'honneur de votre visite?Hannah s'assit sur une bûche de bois près de la côte.- Je voulais simplement voir comment vous alliez depuis l'attaque du...- Cyclope, compléta l'Homme-insecte. Eh bien, il va s'en dire que son œil unique reste gravé dans ma tête de cafard. Je n'ai jamais vu cette menace si près. Je me sentais si vulnérable. J'en profite aussi pour souligner votre courage. Bon Dieu, vous êtes passé de loup à humaine en un claquement de doigts. Je vous envie terriblement.L'ex-lieutenante souria au compliment, puis répondit :- Vous savez, Jack, j'ai vécu une expérience similaire avec un autre monstre qui vit dans la forêt.- Le Monstre des marais?, demanda Jack comme si c'était une évidence.Hannah resta sans mots.- Oui, exactement. Comme vous, les yeux de ce monstre m'ont réellement marqué. Si rouges, injectés de sang... Vous l'avez rencontré vous aussi?- Il y a de cela quelques temps, oui. Depuis que je l'ai croisé, je passe l'entièreté de mon temps ici. C'est beaucoup plus tranquille et paisible. C'est mon idée du paradis.L'instinct policier de la femme se révéilla à cette déclaration.- Si vous aimez tellement cette grève, que faisiez-vous sur la place publique?L'Homme-insecte se gratta les antennes nerveusement. L'attention de la policière fut distraite par son autre type d'instinct, celui de loup-garou. Son nez et sa bouche se transformèrent en museau sous les yeux émerveillés du cafard anthropomorphique. Les mains d'Hannah se recouvrirent de poils et ses ongles s'allongèrent en griffes. À quatre pattes sur les galets, elle suivait une trace olfactive que seule elle pouvait sentir. Il ne s'agissait pas de l'Homme-insecte, elle en était certaine. Quelqu'un d'autre était sur la plage de roches. À sa grande surprise, deux mains apparurent, sortant de nulle part. Sous le choc, Hannah reprit immédiatement sa forme humaine. Par réflexe, elle se positionna devant la personne qu'elle avait sauvé quelques jours plus tôt pour la protéger.- Brooks! Il n'y a pas de danger. C'est Aurora, le calma la victime du Cyclope.Hannah se dégagea, intriguée. L'étrange femme révéla ses pieds et son visage, ainsi qu'une partie d'une cascade de cheveux noirs.- Bonjour, dit-elle timidement en agitant la main. Je reviendrai plus tard, Jack. - Je ne bougerai pas, Aurora. À bientôt!Aurora disparut en faisant un petit sourire bienveillant à Hannah. Cette dernière resta bouche bée de la beauté incroyable de la femme, même si elle n'avait vu qu'une petite partie de son corps.- Que... Que vient-il de se passer?, demanda la lycanthrope.- C'est Aurora Goldman. Ma seule amie dans cet endroit froid. À cause d'une expérience qui a mal tourné, elle est incapable de révéler l'entièrté de son corps. Elle ne peut le montrer que par parties. Le reste est invisible. Et pourtant... elle reste si belle.Hannah eut un sourire en coin.- Vous alliez la rencontrer sur la place publique, n'est-ce pas?- Vous m'avez démasqué. Nous sommes deux êtres très timides, je crois que ça se voit. Je voulais lui dire comment je me sentais à la vue de tous, pour briser ma coquille, mais... le destin en a voulu autrement. À la seconde où le Cyclope a mis le pied sur la place publique, elle a complètement disparu. Et il était trop tard pour s'échapper de mon côté.Hannah était touchée par l'histoire de l'homme chamboulé. Elle avait également remarqué que les antennes de sa tête de cafard avaient vibré quand la Femme-invisible était brièvement apparue. Ses pupilles vertes s'étaient élargies et son pied gauche se dandinait depuis un moment déjà. - Vous l'aimez vraiment, n'est-ce pas?L'Homme-insecte baissa la tête. Une larme chaude coulait sur ses joues d'arthropode.- Je crois que je vous ai dérangé assez longtemps. Dites à Aurora que je lui passe le bonjour. Vous avez des choses à vous dire. Je mettrai ma main au feu que vous êtes faits l'un pour l'autre.Le monstre eut un ricanement.- Mais voyons, Brooks, vous la connaissez à peine.- J'ai été policière pendant assez longtemps pour voir des relations naître des jours avant même qu'elles soient considérées.Sur ces paroles lourdes de sens, Hannah salua l'Homme-insecte et quitta la grève, laissant le monstre dans un rêve éveillé où il valsait avec Aurora. Inconsciemment, il prit un galet et, en le lançant dans l'eau, fit le plus long ricochet qu'il n'avait jamais réussi.

MonsterlandOù les histoires vivent. Découvrez maintenant