15# 21 juin

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Je me permets de me lever tard car nous avons notre weekend, donc je ne travaille ni aujourd'hui, ni demain. Lorsque je sors de ma chambre, je découvre Thomas étendu sur le sofa, une bassine à ses pieds, remplie d'un liquide non-identifié. La gueule de bois, évidemment. Je décide de prendre les choses en main, ouvre la fenêtre et jette le contenu de la bassine dans les toilettes. Je m'occupe de ce désastreux appartement toute la matinée, jusqu'à ce que, vers midi, Thomas se réveille enfin.

L'ambiance est morose. Je n'ose pas lui parler, et lui non plus. Finalement, il décide de m'emmener dans un restaurant, pour se faire pardonner. En sortant, nous entendons des musiques partout. J'avais oublié que c'était la fête de la musique tellement j'ai été occupée ces derniers jours. Habituellement, c'est une de mes journées préférées de l'année, mais cette fois, Thomas a jeté un froid et je n'ai plus envie de m'amuser. Surtout s'il est avec moi.

Je prends mon mal en patience et décide malgré tout d'apprécier ce moment avec lui. Finalement, être entourée de la musique m'aide à lui pardonner tout, surtout qu'il est aussi excité que moi à l'idée de passer l'après-midi à se balader dans les rues parisiennes et se laisser porter par la musique.

Au détour d'une rue, nous découvrons qu'un café a installé un piano en libre accès et justement, un jeune pianiste interprète magnifiquement River flows in you de Yiruma. Un morceau que j'adore. Ma sœur, Mona, le connaissait par cœur et le jouait souvent. A chaque fois qu'elle le jouait, j'étais jalouse qu'elle soit aussi douée et j'ai fini par l'apprendre par cœur également, jusqu'à ce que je le joue mieux qu'elle.

Je crois qu'elle était ma première motivation à commencer le piano à douze ans. Je voulais être plus forte qu'elle, alors qu'elle y passait des journées entières. Alors, j'ai fait pareil. J'ai joué, encore et encore, jusqu'à devenir meilleure qu'elle. Je crois que je ne lui en ai jamais parlé. Ca fait d'ailleurs longtemps que je ne lui ai pas parlé tout court. Mona a dû partir en Roumanie après avoir échoué aux concours d'entrée aux écoles vétérinaires françaises, il y a deux ans. A vingt ans, elle est partie à Timisoara pour faire six ans d'étude. Maintenant, cela fait deux ans que je ne l'ai vue que pour Noël, et les grandes vacances. Sauf que cette fois, c'est moi qui ne serait pas là cet été.

L'air entêtant de la belle musique m'entraîne vers le pianiste et, presque instinctivement, je décide de jouer avec lui. Je commence par octavier la mélodie, et surpris, il s'arrête un instant pour me regarder et sourire. Il reprend et me fait une place sur le siège. Je remarque Thomas qui nous filme et essaie de rester concentrée. Le morceau avance et le pianiste me laisse une place dans les mediums pour mettre ma main gauche. Je décide de reprendre les accords et lui suit le mouvement en faisant la basse. Sa main droite continue avec la mélodie principale, je décide alors de pimenter le morceau en faisant la même mélodie à la tierce au-dessus. Puis, je me détache petit à petit et part en totale improvisation. Le pianiste est ravi et le morceau se finit superbement. Les quelques spectateurs de la scène nous applaudissent, enthousiasmés. 

Le pianiste me demande alors mes réseaux pour pouvoir me suivre. Surprise, je lui donne mes comptes et il s'abonne devant moi. Je le remercie chaudement en promettant de m'abonner en retour. Je m'apprêtait à partir, mais il m'attrape le poignet et dit :

- Attends ! Tu joues super bien et je vais partir, tu veux pas prendre ma place ?

Quelques personnes autour m'encouragent à m'assoir au piano. Je jette un coup d'œil à Thomas, et lui aussi me fait signe d'y aller. Je prends mon courage à deux mains et m'assois devant le grand instrument. Je pose doucement mes doigts sur les touches et pianote une petite mélodie, puis ferme les yeux quelques instants pour choisir quelle chanson interpréter. Je me remémore les accords. Tout le monde me regarde, mais je n'y prête pas attention. Il n'y a plus de bruit autour de moi. Les voitures disparaissent peu à peu et les passants aussi. Je me retrouve bientôt seule avec le piano dans la rue. Je rouvre les yeux dès que je joue les premières notes. Les mots sortent tous seuls de ma bouche. Les passants reviennent et les voitures aussi. Une fois que je suis lancée, il m'est facile de me concentrer et de profiter du moment. Je guette les réactions des gens lorsque j'atteins des notes particulièrement aigües, ma tête dodeline de plus en plus au rythme des chansons, les émotions traversent mon visage. La fierté, le trac, le bonheur, la colère, l'amour.

Les chansons défilent. Je reprends même des grands classiques en plus de mes compositions personnelles. Les gens déposent des pièces sur le piano et m'applaudissent à la fin de chaque morceau. Après plusieurs dizaines de minutes de chant, je sens que ma voix ne tiendra plus longtemps : je n'aurai pas dû chanter alors que je n'étais pas échauffée. Je me lève enfin du piano et une salve d'applaudissements me frappe de plein fouet. Les gens viennent me voir, me demandent mes réseaux, me félicitent... Je passe plusieurs minutes à discuter avec des personnes en tout genre pendant que quelqu'un d'autre prend ma place au piano et joue du Mozart. La musique berce nos conversations, et mon sourire ne se laisse pas abattre par le nombre de personnes qui souhaitent me parler.

Au milieu du monde, j'aperçois une silhouette rousse qui se fraie un chemin vers moi. Abigaëlle me saute au cou en disant :

- Je ne savais pas que tu étais capable de faire ça ! C'était magnifique !

Un jeune homme lui tenant la main acquiesce à tout ce qu'elle dit. Elle me le présente rapidement :

- Ema, je te présente Adrien, mon petit-copain. Adrien, Ema, l'actrice de Louise.

- Ah oui ! Tu m'as déjà parlé d'elle, s'exclame-t-il en me faisant la bise.

Thomas s'approche de nous et je fais les présentations à mon tour. Abigaëlle se met à me faire un exposé pour me dire à quel point elle a aimé ma musique tandis que Thomas et Adrien parlent de choses diverses. L'enthousiasme d'Abigaëlle me fait rire, je plains Adrien, qui doit s'occuper de cette boule d'énergie tout le temps.

Après plus d'une heure de discussion, nous décidons de rentrer. Ce soir, Thomas est particulièrement gentil avec moi. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas passé de soirée comme celle-ci. Il n'est pas parti au bar, ne m'a pas insultée. Je pense qu'il était simplement stressé par son travail. Nous nous endormons ensemble, collés. La sensation de sa peau sur la mienne m'avais manquée.

In Ema's lifeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant