Chapitre 3

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Ben

La grisaille m'accueille en cette fin d'après-midi lorsque je quitte l'école dans laquelle je travaille. Habituellement, j'y donne quelques heures de cours par semaine comme professeur de français à des enfants. Aujourd'hui était un jour particulier pour moi, la directrice m'ayant confié la tâche des photos de classe de tout l'établissement. Lorsqu'elle m'a entendu parler de ma passion pour la photographie à l'un de mes collègues, elle avait proposé que je m'en charge. J'aurais préféré que le soleil soit au rendez-vous pour que nous puissions faire les photos en extérieur, mais je me suis adapté. Un sourire apparaît spontanément sur mon visage lorsque je repense à ces petits enfants prenant la pose devant mon objectif pour leur portrait individuel. De l'expansif à l'introverti, tout y est passé, ne manquant pas de créer des regards complices et amusés entre la directrice et moi.

Sac à dos sur l'épaule et appareil photo autour du cou, je décide de rentrer à pied plutôt que de prendre le métro. Mon esprit profite de la solitude du trajet pour divaguer vers ma nouvelle voisine. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle est d'une discrétion remarquable. Hormis la sonnerie de son téléphone que j'ai captée de l'autre côté du couloir quelques jours auparavant, je n'ai détecté aucun signe de vie depuis. Je pourrais presque oublier qu'elle vit là, si Lisa ne me demandait pas sans cesse si je l'ai croisée.

Sentant quelques gouttes de pluie sur moi, j'accélère le pas jusqu'à finalement devoir carrément courir sur les derniers mètres de mon parcours, tant la pluie devient dense. Je m'engouffre à l'intérieur de mon immeuble, dépité en constatant que mon appareil photo a lui aussi eu droit à sa petite douche tombée du ciel. Je l'essuie avec le bas de mon t-shirt en montant les escaliers, avant d'être distrait par la musique émanant de l'étage. Arrivé sur le palier, je découvre la porte de ma voisine grande ouverte. La musique s'échappe de l'appartement en même temps que ce courant d'air à l'odeur de peinture amené par sa fenêtre ouverte. J'ose un regard indiscret et la trouve assise par terre, le pied battant la mesure et pinceau à la main. Vêtue d'une salopette en jean et d'un t-shirt blanc, les cheveux relevés dans un chignon approximatif, elle s'affaire à donner une seconde jeunesse à la commode de l'entrée. Sans réfléchir, je saisis mon appareil photo pour prendre un cliché d'elle. Tout est parfait. L'ambiance générée par le ciel chargé de nuages, sa posture naturelle, l'air absorbé qu'elle affiche, et l'absence de maquillage faisant honneur à ses traits fins. Les mêmes que quelques années plus tôt, mais en plus matures.

Le déclic de mon appareil photo reflex la fait sursauter et elle ne peut masquer son air surpris en me découvrant sur le pas de sa porte.

- Oh ! Salut ! m'accueille-t-elle en se relevant rapidement.

- Salut, tu bricoles ? constaté-je, ne pouvant m'empêcher de lui sourire en découvrant l'expression surprise qu'elle affiche.

- Euh, oui. Je féminise mon intérieur on va dire...

- Bonne idée. Tu veux de l'aide ?

Après une brève hésitation, elle décline ma proposition, affirmant qu'elle a bientôt terminé.

- Ok. N'hésite pas en tout cas.

- Merci... Tu fais de la photo ? me questionne-t-elle en désignant mon appareil de son pinceau.

- Oui. D'ailleurs désolé, je ne t'ai pas demandé avant de te prendre en photo, ça ne te dérange pas ? J'aime bien capter les expressions naturelles des personnes.

- Non pas de problème, répond-elle un peu nerveuse tout de même.

- Tu viens à la soirée tout à l'heure ? me renseigné-je pour détourner la conversation.

- Oui, Romain m'a proposé. D'ailleurs il faudrait que je commence à me préparer...ajoute-t-elle en passant une main sur le sommet de sa tête.

- Ok, je te laisse. À tout à l'heure.

Elle me salue et entreprend de ranger le désordre qui règne autour d'elle.

***

D'ordinaire, j'adore les soirées concerts dans ce bar où notre groupe d'amis se retrouve régulièrement. Mais ce soir est un moment assez éprouvant, je suis déstabilisé. De Lisa accrochée à moi comme une sangsue depuis une heure, ou de Jimmy qui drague ouvertement Flavie, je ne sais pas ce qui m'irrite le plus. La mâchoire serrée, je passe un coup d'eau fraîche sur mon visage avant de quitter les toilettes. À peine revenu à ma table, ma copine se scotche de nouveau à moi. Irrité, je ne dis pourtant rien, ne voulant pas déverser ma soudaine mauvaise humeur sur elle. Je sais très bien qu'elle a toujours été comme ça, c'est juste moi qui ne le supporte plus, je crois. Flavie, légèrement pompette, éclate de rire à une blague que Jimmy vient de lui souffler à l'oreille. Je les observe, ma jambe droite tressautant nerveusement sous la table, car Jimmy profite de l'absence momentanée de Romain pour en faire des caisses auprès de la jolie blonde. Mon meilleur pote n'apprécierait pas. Face à cette remarque intérieure, ma conscience lève un sourcil sceptique que j'ignore royalement. Je refuse de laisser ce trouble s'immiscer en moi et reporte mon attention sur la scène, où vient de s'installer le groupe de musique dans lequel Romain est à la guitare et au chant. Flavie et Jimmy se lèvent pour se tourner vers eux et acclamer le groupe.

Vêtue d'un haut noir en dentelle et d'un jean moulant, je ne peux m'empêcher de laisser mes yeux dévaler le long de sa silhouette voluptueuse avant de détourner mon regard, soudain gêné. Je reporte mon attention sur la musique et essaye de faire abstraction de Jimmy qui ne cesse d'être tactile avec ma voisine. Je connais par cœur ses techniques de dragueur invétéré, pour l'avoir vu à l'œuvre ces dernières années. Quand nous sommes arrivés à la fac trois ans plus tôt, Jimmy nous a tout de suite intégrés à sa bande d'amis. De soirée en soirée, j'ai pu observer le charme qu'il opérait sur les filles avec son physique d'athlète et son bagou. Qu'il déroule son jeu devant Flavie me déplaît plus que je ne le voudrais.

***

Le calme qui règne dans notre taxi contraste avec l'ambiance survoltée du bar. Lisa s'est endormie, la tête posée sur mon épaule. Flavie, installée sur la banquette qui nous fait face, affiche une expression satisfaite étrangement proche de celle d'un paresseux d'Amérique du sud. Les quelques verres d'alcool y sont assurément pour quelque chose. Elle semble être avec nous, sans vraiment l'être, absorbée par la ville qui défile par la fenêtre. Sa sérénité est troublée par le vibreur de son téléphone, qu'elle sort maladroitement de son petit sac à main. L'appareil s'échoue au sol, à mes pieds. Je n'ai qu'à me pencher légèrement pour le ramasser sans faire basculer Lisa qui est toujours endormie sur moi. Sans vraiment le vouloir, mes yeux se posent sur l'écran encore allumé qui affiche six appels en absence et le double de messages d'un certain Rémi. Je lui rends son portable, qu'elle éteint et fourre directement dans son sac.

- Tu ne décroches pas ? ne puis-je m'empêcher de demander, certainement plus curieux que je ne devrais l'être.

- Non, répond-elle du tac au tac en se focalisant de nouveau sur la fenêtre.

Après quelques secondes d'un silence soudain gênant, Flavie s'émerveille :

- Je vais adorer cette ville. Je n'ai pas vu grand-chose pour l'instant, mais je m'y plais déjà énormément. Les gens sont si agréables, la ville est si propre...c'est apaisant de vivre ici.

- Je suis du même avis, c'est bien pour ça que j'ai tout fait pour pouvoir y rester encore, bien que j'aie arrêté la fac. L'économie, ce n'était pas trop mon truc finalement. Ça m'a permis de me lancer dans la photo, j'espère pouvoir en vivre un jour... Voyager à travers le monde pour photographier les plus beaux paysages, ça me plairait bien. Et si en plus j'étais payé pour ça, ce serait royal.

Flavie m'observe, un sourire en coin, comme si elle me découvrait pour la première fois. Je n'ai pas le temps de m'étendre davantage, que nous arrivons à notre adresse. Je secoue doucement Lisa qui se réveille en sursaut lorsqu'elle réalise que nous ne sommes pas seuls.

Une fois à l'intérieur de l'appartement, elle me demande de quoi Flavie et moi avons parlé pendant le trajet. Elle semble se vexer lorsque je lui réponds que nous n'avons parlé de rien. Pour ma part, je me demande surtout pourquoi je lui ai menti.

À deux pas de chez toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant