Chapitre 1

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Mercredi 23 décembre 2020

- Il est hors de question que je reste plus longtemps.

Carlos m'attire dans ses bras pour danser derrière moi. Je ne peux m'empêcher de rire. Il est le seul depuis quelque temps à me sortir de mon mal de vivre. Ses cheveux noirs bouclés chatouillent mon visage d'un blanc porcelaine. Je sens sa chaleur dans mon dos. Il dépose un baiser dans mon cou pensant me faire capituler. Il a tort.

- Je n'ai pas envie, Carlos.

Je ne veux absolument pas rester plus longtemps. Il pourrait me faire oublier cette soirée qui me démoralise au plus haut point. N'ayant aucune goutte d'alcool dans le sang, je n'ai pas envie de Carlos. C'est un très bon ami, certes. L'un des meilleurs dont toutes filles pourraient rêver. Son étreinte faiblit. Je me tourne sur moi-même pour me mettre vis-à-vis de lui et lui donne une petite poussée pour qu'il me laisse partir. Même son plus beau sourire ne me fait pas changer d'avis. Un baiser sur la joue, je le quitte pour aller chercher mes effets personnels. Il me crie de la piste de danse.

- Bon temps des fêtes, beauté.

Sans me retourner, je continue mon chemin. Un sourire s'installe sur mes lèvres en quittant l'établissement scolaire en avance. Les autres élèves de cinquième secondaire anticipaient la trépidante soirée à se trémousser sur la piste de danse après avoir acheté de dérisoires bâtons de lumières fluorescents. N'ayant pas l'âge pour se faufiler dans les boîtes de nuit, ces festivités leur procurent une occasion inégalée. C'est leur manière d'être vivant. Avant, j'y assistais, mais je n'ai plus envie de faire semblant que tout va bien. Ça ne m'intéresse plus.

L'idée de rentrer chez moi ne m'enchante guère quand je me rends compte de l'immense averse de neige qui engorge notre petite ville tranquille. Mon choix est pourtant fait et je m'y résous. Je m'enfonce donc à contrecœur dans le trajet le plus sécuritaire à ma connaissance. Les flocons s'assemblent au sol pour former une consistante accumulation de neige me bloquant progressivement la route déjà bien trop enneigée. Je choisis de marcher dans la rue puisque les trottoirs sont trop pleins, trop vite. Les véhicules ne font pas attention à moi et sont concentrés sur le fait de rester dans leurs voies. Ce qui devient dangereux.

Je rebrousse chemin comprenant que c'est moins sécuritaire que je l'avais envisagé au départ. Retournant à l'école, l'inquiétude persiste. Est-ce vraiment le bon choix de me rendre jusqu'à ma demeure ? Il n'est pas trop tard pour retourner aux festivités... Je préfère encore braver le froid au lieu de voir tous ces gens si heureux alors que je suis autant blessée de l'intérieur.

La fraîcheur du vent carbure mon adrénaline. À l'inverse, ma force physique s'altère démesurément. Étant une habituée de la marche que je pratiquais souvent en compagnie de mon grand-père, il faut m'affaiblir en profusion pour que je cède à ces exaspérants flocons. C'est pourquoi, lorsque la prestigieuse école Sainte-Marguerite se dresse une nouvelle fois devant moi, je préfère jeter mon dévolu sur un trajet beaucoup moins sécuritaire pour moi. Je coupe donc par le quartier plus malfamé où réside Carlos. Avec un peu de chance, je n'aurai qu'une heure de retard.

Je ne ressens pas cette peur qui devrait me glacer le sang d'aller dans cet endroit. Je suis simplement épuisée et je me bats jour après jour pour rester en vie. Quoi de mieux que de la risquer aussi innocemment ?

- Il n'y aurait pas un moyen que cette tempête s'arrête?

Grondant à moi-même, faute de ne pouvoir exaucer ce souhait, je me contente d'agripper mon manteau d'hiver d'un blanc immaculé, gardant espoir que ça m'aide à conserver davantage ma chaleur corporelle. Mes cheveux blonds clairsemés et mes vêtements sont de plus en plus humides à mesure que la neige fond sur moi. Mes bottes noires détrempées me font souffrir le martyre et il m'arrive de ne plus les apercevoir sous cette importante quantité de neige. Mes doigts et mes orteils me picotent. J'aurais dû écouter Maman et m'habiller en conséquence, mais c'est trop tard pour m'en vouloir. La température semble refroidir à mesure que les minutes s'accumulent. Ça ne doit être que mon imagination.

L'obscurité contrarie ma vision. De plus, dans ce quartier, les lampadaires sont pratiquement introuvables. Des rires alcoolisés se font entendre dans la maison à ma droite tandis que j'accélère le pas sous le coup de la panique. Je discerne des parcelles de phrases à cause de fenêtres fracassées. Les habitants y résident encore, car ils n'ont pas d'autres alternatives. Sans parler du fait qu'ils n'ont d'autres choix que de laisser leur demeure dépérir faute de moyens. J'ai entendu dire que le maire cherchait à détruire ces maisons, mais j'espère que ce ne sont pas que des ragots. Il y aurait eu une manifestation qui a été en leur faveur, c'est pourquoi ces maisons sont encore visibles et nuisent à notre économie locale.

Je prends une grande bouffée d'air frais ambiant pour me rafraîchir les idées. J'en ai assez de marcher sans fin. Je passe ma main qui commence à rougir par le froid sous mon nez pour l'essuyer. J'enlève finalement mon sac à dos pour en tâter la contenance. Je détecte mes cahiers d'école, mes coffres à crayons, mon paquet de gommes dépouillé de la moitié de son contenu grâce à mon cher ami Carlos, ma trousse de maquillage et enfin, mon cellulaire. Je le saisis d'une main tremblante de froid sentant son contact métallique, ça me rassure un peu. Je l'allume en priant de tout cœur qu'il subsiste un minimum d'énergie. Mon téléphone s'ouvre pour s'éteindre aussitôt.

Un petit pincement au cœur se fait ressentir, mais je tente de mon mieux de garder mon sang-froid. Pour une fois qu'il aurait pu m'ệtre réellement utile ! À quoi bon passer ma vie avec un cellulaire dans les poches ? C'est fini ! J'aurais pu avoir des fusils éclairants... Non ? Pour l'école, ça ne m'aurait pas été fort utile, mais là, maintenant, je les apprécierais grandement ! Je ne suis pas certaine qu'ils m'auraient laissée entrer avec ça. De toute façon, qui viendrait à mon secours ? Je ne suis même pas perdue. Calme-toi, Eva. Tu es presque arrivée. Plus que quelques minutes et tu seras au chaud.

Les rues d'ici ne sont pratiquement jamais déneigées au moment des tempêtes par les déneigeurs puisqu'ils viennent seulement en dernier de tout. La neige tombe de plus en plus. Je dois absolument me mettre à l'abri en attendant que ça se calme. C'est dans une vieille maisonnette en bois délabrée que je trouve refuge. La porte d'entrée est inexistante et les meubles qui sont présents à l'intérieur semblent carbonisés. Par sécurité, je me contente de rester près de la porte ne sachant pas trop si j'ai vraiment envie de découvrir ce que cette maison cache.

Lorsque les maisons sont incendiées, ce qui arrive régulièrement avec tout ce crime organisé, la municipalité ne prend pas la peine de protéger les alentours. La plupart du temps des sans-abris y trouvent refuge pour quelques jours voir plus. Ce n'est évidemment pas le meilleur quartier pour y résider. Je ne m'imagine pas vivre ici. Je ne connais pas la plupart des jeunes qui y résident, car ils vont à une autre école, moins prestigieuse, adaptée pour eux. C'est un mal pour un bien, j'ai moins de chance de traîner dans ce cimetière ambulant.

- Quelle belle créature, avons-nous là ?

Surprise, j'avance d'un pas comprenant que la voix vient de derrière moi.

Sauve-moi et je te sauveraiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant