Chapitre I-I : Khaëlentis

26 2 18
                                    

L'océan Mililian s'étendait à l'infini, paisible et silencieux, éternel admirateur du ballet aérien qui s'offrait, chaque soir, aux habitants de Sorena. Dans le calme crépusculaire à peine troublé par le doux chant de l'onde salée, les astres se livraient à une danse complexe, dont la seule récurrence était l'union temporaire de Dryha, la lune des Ténèbres, et du soleil. L'occultation avait déjà commencé ; Dryha, sous les rayons de son amant, se nimbait d'une auréole spectrale aux profondes nuances bleues et violettes. Leur étreinte se reflétait à la surface des flots dans les dernières lueurs du jour, bientôt remplacées par le sombre éclat de la noct-heure. Autour du couple céleste, les étoiles apparaissaient une à une, telles de fragiles ballerines dont l'éclat discret parachèverait la beauté de ce spectacle immuable.

Insensible – ou habituée – à cette performance merveilleuse, la petite ville de Khaëlentis fourmillait d'une activité intense. En tant que dernier port toëllien avant la frontière ouest du royaume, ses quais accueillaient bon nombre d'embarcations de tous types et de toutes origines, et ses entrepôts débordaient de marchandises en tous genres en attente de transit. En cette période d'après-guerre, la plus petite minute de lumière naturelle était exploitée pour permettre l'acheminement des matériaux vers leur destination afin de permettre la reconstruction rapide des régions dévastées par les combats.

Ce soir-là, cependant, l'agitation qui régnait dans les rues s'avérait bien différente de ce que la cité connaissait habituellement. Aux travailleurs pressés de rentrer chez eux se mêlaient des gardes armés, parfois seuls, parfois en groupe. Les enfants, qui d'ordinaire couraient retrouver leurs parents sur le chemin, se voyaient enfermés chez eux de force par leurs aînés. Les citoyens se retournaient sur le passage des soldats, les vieillards chuchotaient entre eux, tandis que leurs questionnements légitimes ne trouvaient aucune réponse.

Des rumeurs commençaient cependant à circuler, puisqu'un complexe de trois bâtiments regroupés autour d'une cour fermée par une haute grille de fer forgée semblait attirer l'attention toute particulière des gardiens de la paix. L'orphelinat Valmaëlën, bien connu en ville grâce aux frasques régulières de ses occupants. Saturé depuis la fin des combats dans la région, il accueillait aussi bien les enfants abandonnés que ceux victimes du conflit. La plupart venaient de familles normales et avaient jusque-là grandi avec insouciance, mais la violence de la guerre avait marqué leurs esprits à jamais. Beaucoup avaient connu une période incertaine d'errance à travers les rues ou la campagne environnante, à esquiver les soldats et les autres victimes des assauts. Certains n'étaient arrivés que depuis peu, une grande minorité avait grandi entre les murs du bâtiment. La quasi-totalité, en revanche, ne tenait pas en place et s'était choisi des exemples à suivre parmi eux. Et ces jeunes gens se servaient de leur influence pour amener leurs admirateurs à commettre des facéties qui viraient parfois au crime.

Posté à la fenêtre d'un bureau, Vanador observait avec attention les allées et venues des gardes dans la cour du bâtiment. Ses sourcils, froncés par la colère, se rejoignaient presque au-dessus de son nez aquilin. Une grimace mécontente déformait ses lèvres fines. S'il n'appréciait guère de passer la noct-heure éveillé, à surveiller les moindres faits et gestes d'une bande de péons inférieurs à lui, il détestait encore plus se faire duper par une bande de futurs malandrins.

Le claquement de la porte dans son dos brisa le silence dans lequel la pièce était plongée depuis son arrivée. Nul besoin de se retourner pour Vanador, qui devina à ses grommellements furieux l'identité de son interlocuteur. Un elfe de feu entre deux âges, vieillissant, placé à la tête de l'orphelinat mais incapable, à ses yeux, de le gérer correctement. Incapable de rien, d'ailleurs. Il savait qu'il ne le verrait pas, dissimulé comme il l'était par un puissant sortilège. Il n'avait d'ailleurs aucune envie de se faire repérer. Ainsi, il pourrait assister à toutes les conversations possibles entre cet homme et ses protégés, s'il lui venait l'idée d'en interroger un, ou de parler au responsable du larcin.

Le Dragon des MersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant