Chapitre VIII - II : Nouvelles manigances

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L'alfombre se rallongea sur le dos, les bras croisés derrière sa tête. Voilà pourquoi Sindor ne l'intéressait que pour ses caresses : il se montrait beaucoup trop doux et soucieux de la justice. Il possédait certes du sang et des rêves alfombres, mais son éducation toëllienne faisait de lui un être trop sensible, qui ne comprenait pas l'idée même de se servir d'informations compromettantes pour nuire à quelqu'un. Avec un profond soupir, elle songea qu'il lui serait sans doute bientôt inutile.

Ses pensées dévièrent vers Vanador et ses secrets. Il en cachait, elle en était persuadée. Elle refusait de croire, par exemple, qu'elle était la seule fille à qui il ait cédé. D'autres devaient avoir connu le même privilège, à Torfrirta. Ou même ailleurs, pendant la guerre. Il lui avait assez répété qu'il avait participé aux combats pour savoir qu'il pouvait très bien avoir passé du temps avec d'autres femmes, lorsqu'il se trouvait loin de chez lui. Elle se demandait aussi s'il avait une épouse à qui tout raconter.

Elle songea aussi à sa broche, celle qui avait lancé toute cette affaire. Elle avait bien tenté de le questionner à ce sujet, il s'était contenté de lui répondre de manière évasive, avec un regard inquisiteur. De même, l'énergie qu'il mettait à la retrouver témoignait d'un grand attachement pour le bijou. Un attachement qu'elle trouvait suspicieux. Elle ne pouvait se résigner à croire que seule sa fierté entrait en jeu dans sa quête de justice et de vengeance.

Ses yeux se fermèrent un court instant, juste assez longtemps pour que la tête de sang-noir se matérialise dans son esprit. Lorsqu'elle l'avait aperçue la première fois, elle avait été hypnotisée par les deux rubis, qui semblaient luire d'un éclat magique. Elle avait même ressenti, lorsqu'elle avait pris l'objet dans ses mains, la puissance qui s'en dégageait. Elle était enchantée, nul besoin de connaître les secrets arcaniques les plus obscurs pour le deviner. Elle se demandait juste pourquoi elle portait un tel sortilège.

En fait, elle comptait bien le découvrir elle-même. Elle devait cependant trouver un plan pour la récupérer sans que Vanador ne se doute un seul instant qu'elle était responsable de sa nouvelle disparition. Elle prendrait par la suite le temps de l'étudier, quitte à embarquer pour Torfrirta et trouver quelqu'un capable de l'aider à en percer ses secrets.

Elle se leva, les sourcils froncés par la réflexion. Pour cela, il lui fallait trouver un contact quelconque là-bas. Et elle avait déjà une idée pour identifier quelques personnes importantes au sein de la société thalëni : Vanador conservait en effet dans sa chambre une grande quantité d'ouvrages et de parchemins qui paraissaient importants, puisqu'il ne l'en laissait pas approcher. Elle l'avait par ailleurs déjà vu rédiger des courriers, qu'il avait confié à différents coursiers à destination de Torfrirta.

Perdue dans ses pensées, elle regarda à peine la robe bleu roi qu'elle choisit pour s'habiller avant de l'enfiler. Elle se plaça ensuite devant un grand miroir, une brosse à la main, pour démêler et attacher sa longue chevelure obsidienne. Elle y glissa deux rubans de la même teinte que son vêtement, un de chaque côté de sa tête, qu'elle noua pour former deux fleurs de satin dotées chacune de cinq pétales. Elle incorpora l'extrémité de chacun des bouts de tissu dans deux tresses fines, qu'elle rejoignit derrière sa tête. Un nœud et deux épingles plus tard, sa coiffure était terminée. Elle ajouta une pointe de mascara sur ses cils avant de sourire, satisfaite du résultat. Elle enfila ensuite une paire de sandales fines, puis passa un lourd manteau noir sur ses épaules. Enfin, elle rabattit la capuche sur sa tête avant de sortir de la chambre.

Bien qu'elle appréciât les soirées aux côtés de son amant, elle devait redoubler de prudence chaque fois qu'elle le rejoignait ou le quittait. Elle profitait donc d'un souterrain dissimulé sous sa maison, qui lui permettait d'aller et venir sans être remarquée. Son ample déguisement servait surtout à la faire passer pour une simple mendiante à la sortie du passage, qui donnait sur une rue très mal famée. Et aussi la protéger de la poussière qui tombait parfois du plafond.

Elle émergea quelques instants plus tard dans la lumière matinale. Le soleil asséchait déjà les rues de ses rayons accablants, et elle sentit très vite la chaleur l'étouffer, sous son vêtement épais. Elle serra cependant les dents et poursuivit sa route sans attirer le moindre regard sur elle.

L'allée dans laquelle elle marchait était presque déserte. Seules deux ou trois personnes y traînaient, et leurs silhouettes décharnées suffisaient à la tenir à distance. Inquiète cependant à l'idée de traverser le territoire d'une bande de voyous organisée, elle se réfugia dans l'ombre d'un bâtiment et s'y arrêta. Elle ferma les yeux un court instant, le temps de se concentrer sur la puissante énergie qu'elle ressentait en elle. Elle rouvrit ensuite les paupières avant d'observer ses paumes avec intensité. Lentement, elles s'estompèrent jusqu'à disparaître tout à fait. Ses vêtements en revanche restèrent visibles, de manière à la faire passer pour un esprit. Et vu la dangerosité de ceux qui rôdaient dans le quartier, elle ne craignait pas d'être abordée.

Elle reprit donc sa route d'un pas tranquille afin d'imiter le vol d'un fantôme. Son stratagème sembla fonctionner, car les inconnus disparurent bien vite à sa vue. Elle se permit donc d'accélérer un peu, jusqu'à retrouver une rue un peu plus animée où elle put relâcher le sortilège sans craindre de se faire aborder. A sa grande joie, personne ne lui prêta attention.

Elle marcha encore quelques minutes avant d'atteindre un petit jardin abandonné. En quelques marches à peine, le brouhaha de la voie s'éteignit presque tout à fait, étouffé par l'épaisse masse végétale qui s'y développait. Elle s'étonnait de voir cet îlot de verdure encore intact : en pleine saison des feux, elle pensait qu'il aurait déjà brûlé. Cependant, elle ne pouvait qu'apprécier sa survie pour se dissimuler et supporter un peu mieux la chaleur du soleil.

Elle ne s'attarda pas à détailler les vieilles statuettes oubliées entre les buissons et les arbrisseaux. Une silhouette attendait, assise sur un banc de pierre fissuré. Un sylalei, devina-t-elle à ses longs cheveux châtain et ses oreilles pointues. Il ne semblait pas chercher à se dissimuler, pas plus qu'il ne souhaitait masquer l'aigle qui l'accompagnait. Khassendrah put donc observer à loisir son visage anguleux, imberbe, et couturé de cicatrices. L'une d'elle ressemblait à une grosse brûlure et semblait avoir emporté son œil droit, masqué derrière un cache-œil en cuir brun. Un frisson la parcourut.

Sans attendre, elle s'approcha pour le rejoindre. Elle en profita pour se concentrer sur un nouveau sortilège. Sa vision se flouta un court instant, puis redevint nette. Elle n'était pas certaine qu'il ait fonctionné comme elle le souhaitait, mais la sensation étrange que lui procurait chacune de ses utilisations de la magie lui indiquait qu'elle l'avait bien lancé.

Lorsqu'elle fut face à lui, l'homme se leva et esquissa un sourire d'autant plus inquiétant qu'il révéla ses dents limées en pointes. L'aigle glapit.

— Les dragons veillent sur les puissants.

Sa voix, plus grave que ce à quoi elle s'attendait, la fit frémir. Elle se sentait presque comme une petite souris face à un chat sur le point de la dévorer. Dans un élan de lucidité, elle parvint cependant à reprendre contenance.

— Et dans leurs flammes brûlent les faibles, répondit-elle.

Malgré son inquiétude, elle avait réussi à se donner des intonations masculines. Guère très viriles, mais sa silhouette correspondait davantage à la voix d'un jeune homme à peine sorti de l'adolescence qu'à celle d'un vieux marin aigri. Par chance, l'inconnu sembla convaincu, car il inclina la tête pour la saluer.

— Je ne vous ferai pas attendre davantage, poursuivit la jeune femme. J'ai besoin que vous mettiez vos compétences à ma disposition.

Elle tira des pans de son vêtement une bague ornée d'un rubis dérobée quelques jours plus tôt à un voyageur de passage par l'un de ses hommes et la lui tendit.

— Voilà la première partie de votre paiement. Faites ce que je vous demande et vous aurez le reste.

Elle laissa le sylalei se saisir du bijou et l'observer quelques instants, après quoi, satisfait, il planta son regard dans le sien.

— Je vous écoute, monsieur. Dites-moi ce que je dois faire.


Le Dragon des MersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant