La première fois que nous nous sommes parlé

439 38 28
                                    

18 juillet 2004 - 15h37

Nonna allume la dernière bougie et se redresse, le visage fendu d'un grand sourire. Voici le moment le plus attendu par chacun de nous tous les ans – avec Noël, je précise. A la fois fier, mais aussi un peu gêné – c'est bizarre, non ? – je laisse glisser mon regard sur le groupe d'enfants rassemblés autour de moi, qui s'époumone joyeusement au rythme des cigales pour me souhaiter un bon anniversaire : Gabriella et sa sœur jumelle Alba, Cipriano, Celio, Alessia, Valentina, Michele et les autres.... Je les connais tous depuis que je suis né, ou presque. Les voir ici pour mon anniversaire est naturel – ils font partie du décor, d'une certaine manière. De mon décor. J'ai invité tous les élèves de ma classe ... et même si j'ai clairement des préférences pour certains d'entre eux, je ne pouvais pas imaginer en écarter ne serait-ce qu'un seul – il aurait manqué à mes dix ans : San Stefano, c'est un petit village, où tout le monde se connait. Je trouve ça cool, moi. Où que me conduisent mes escapades, quelle que soit la rue dans laquelle on improvise un foot ou une partie d'épervier, il y a un de ceux-là. Ou deux. Plutôt trois ou quatre.

Ça n'a pas que des bons côtés, je suppose : il arrive régulièrement au dîner que ma mère souffle et s'agace en racontant qu'elle a surpris à la boulangerie deux ou trois vieilles biques du village commenter ce qui se passe chez nous sans même y avoir mis un pied... bon, dans ces cas-là, évidemment, je peux la comprendre. Mais ça ne nous arrivera jamais, à mes copains et moi, ce genre de choses : on est trop soudés pour ça.

Quand mes yeux tombent sur Tomeo, mon meilleur ami, je ne peux m'empêcher d'éclater de rire : il chante encore plus faux que d'habitude ! Mais c'est sans doute parce que « ça lui vient du fond du cœur »... C'est en tous les cas ce qu'il explique au Père Bartolomeo lors des répétitions de la chorale, à laquelle nos parents ont AB-SO-LU-MENT tenu à nous inscrire... depuis qu'on a 6 ans. Ça fait donc 4 ans maintenant que nous sommes régulièrement réquisitionnés lors des messes ou des processions, sans compter les après-midi passés à répéter alors que les autres jouent dehors. Alors, ben... Tomeo et moi, nous n'attendons qu'une chose : muer. Voilà. Quand notre voix ressemblera à celle d'une chèvre en chaleur, sûr que le prêtre nous virera du chœur de San Stefano. Enfin, on croise les doigts : il ne peut quand même pas nous garder pour toute la vie, si ? Pour accroître nos chances, nous sommes allés offrir un cierge à la Madone de la petite chapelle sur la route de Montepulciano au début de l'été – on trouvait trop risqué d'aller à l'église Santa Maddalena, le père Bartolomeo aurait pu nous surprendre... Comme on n'avait pas d'euros, on a glissé dans l'urne des lires italiennes que j'avais trouvées dans une vieille boite en fer, échouée sur l'étagère de la cuisine derrière les confitures de figues... je suppose que la Vierge est bien au-delà des considérations matérialistes de nous autres, pauvres humains - et encore bien davantage de celles de nous autres, pauvres Toscans. Lires ou euros, je suis sûr que ça lui est égal. Bref, je ris tellement que je manque de m'étouffer, et je vois bien à la grimace qui tord le visage de Tomeo qu'il a du mal à se retenir lui aussi.

La chanson se termine et je pivote pour faire face au gâteau parsemé d'étoiles :

- Allez ! Souffle ! Eteins-les toutes d'un seul coup ! s'écrie Alessia derrière moi, aussitôt suivie par des encouragements enthousiastes.

- Et n'oublie pas de faire un vœu, hein !

Je n'ai pas besoin de me retourner pour reconnaitre Valentina cette fois, la fille avec laquelle Tomeo et moi trainons tout le temps. On est amoureux depuis le CP. Enfin, c'est ce que tout le monde dit. Nous, on n'en a jamais vraiment parlé, mais c'est vrai que je l'aime bien – elle a une collection incroyable de cartes Pokemon, c'est une bonne élève et elle est belle en plus. J'estime que ce sont des qualités suffisantes pour en faire mon amoureuse. Et puis en réalité, je m'en fous un peu... moi ce qui m'intéresse, c'est surtout de rire et m'amuser avec mes copains. D'ailleurs, leurs voix résonnent à mes oreilles :

Le prime volte (Les premières fois)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant