« Je voudrais que tu sois là, que tu frappes à la porte. Et tu me dirais "C'est moi, devine ce que je t'apporte ?". Et tu m'apporterais toi. »
Parce que Boris Vian a dû lire dans mes pensées.
Parce que tout ce que je demande c'est que tu te pointes comme si tu n'étais jamais partie.
Parce que je rêve de pouvoir discuter avec toi rien que cinq minutes.
Parce que tu n'aurais jamais dû mourir alors que nous étions fâchées.
Parce qu'il me semble impossible de pouvoir un jour parler de toi au passé.
Parce qu'il faut l'admettre, le deuil est bien trop compliqué.
Parce que je ne crois pas être prête à l'endosser.Mais parce qu'aujourd'hui, je souhaite avancer.
Parce que c'est décidé, je vais me faire aider.
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Neuf heures tapantes, je ferme la porte de la salle d'attente et m'installe dans l'un des vieux fauteuils en velours rouge qui me font face. La pièce est vide et le moindre bruit emplit l'espace. Le tic-tac de l'horloge rythme les minutes et mes pieds frappant nerveusement le sol viennent s'ajouter à cette mélodie infernale. Voyant que le temps n'avance pas plus vite lorsque mes yeux sont rivés sur la pendule, je décide de détourner le regard et de m'occuper l'esprit avec un magazine que j'attrape sur le rebord de la fenêtre. Je m'oblige à cesser de réfléchir et me concentre sur les articles tous plus ridicules les uns que les autres que je prends à peine le temps de survoler.
Après quelques instants, j'entends la porte du cabinet s'ouvrir. Je reste les yeux figés sur ma lecture pour éviter de croiser le regard du patient précédent. Madame Chauvet le salue puis referme la porte derrière lui avant de se tourner vers moi et de lancer son éternel «À nous !» comme si elle se préparait à l'activité la plus palpitante de sa journée. Quand j'ai rencontré ma psychologue, son entrain me semblait très superficiel et je haïssais nos séances tant je la trouvais hypocrite. Maintenant, alors que j'ai affaire à elle plusieurs fois par semaine depuis huit mois, je me rends compte que sa joie de vivre m'apporte un peu de réconfort. Les séances ne me pèsent plus, il y a même des fois où je trouve ça agréable de me sentir accompagnée et même écoutée.
Alors qu'il y a quelques mois, je serais rentrée la boule au ventre, aujourd'hui, c'est bien plus sereine que je pénètre dans le bureau. Je sais que j'en sortirai probablement en larmes, le cœur encore un peu plus en miettes et des remords plein la tête mais j'ai promis que j'allais me faire aider. Et je ne brûlerai pas d'étape cette fois-ci. Quand je suis enfin installée, et que nous avons déjà échangé quelques banalités, Madame Chauvet entre dans le vif du sujet :
— Considérant que le deuil dit traditionnel se compose de sept grandes étapes qui sont le choc puis le déni, la colère qui s'accompagne d'une sorte de négociation, la dépression, la résignation, l'acceptation puis finalement, la reconstruction, aurais-tu une idée de là où tu te situes actuellement ? demande-t-elle d'une voix douce.
— On m'a déjà posé la question mille fois avec trois étapes, puis cinq, mais aussi sept ou encore dix et je suis toujours autant incapable d'y répondre. Je sais que j'ai passé le choc et le déni, mais tous les matins, je me réveille quand même en espérant qu'Ava m'attend. Je n'ai pas l'impression d'avoir été à un moment en colère contre quelqu'un si ce n'est contre moi-même. Je ne connais que trop bien la dépression, et ce depuis le début. Pour ce qui est de la résignation, bien sûr que je rêve secrètement de retrouver ma vie d'avant, mais je ne suis pas pour autant prête à vivre au jour le jour, sans me poser de question. Sur certains points je crois avoir accepter la situation, parce que je n'ai pas le choix, mais je sais que je la trouverai injuste pour le restant de mes jours. Et finalement, la reconstruction me paraît absolument impensable, je ne vois pas comment je pourrais continuer à vivre comme si la mort d'Ava n'était qu'un détail. Comme si ce n'était pas un drame et que son décès n'avait pas complètement chamboulé ma vie, et celle de sa famille. Le problème c'est que je suis parfaitement incapable de me rendre à l'évidence que cette situation est définitive, et je refuse qu'elle le soit. Parce que comment je suis censé savoir faire maintenant qu'Ava n'est plus là ? Alors qu'elle est tout ce que je n'ai jamais connue. Alors que c'est avec elle que j'ai forgé la personne que je suis devenue. Alors que toute ma vie, j
Je marque une pause, réfléchissant à la meilleure formulation pour ce que j'ai à dire et je poursuis :
— En fait, j'ai l'impression que même dans le deuil, je n'ai rien qui puisse me permettre de m'accrocher. Je n'arrive même pas à me reconnaître dans une des sept pauvres étapes qui le compose. J'ai l'impression de tout faire à l'envers, et plus le temps passe, moins je crois pouvoir un jour sortir de tout ça. Ça peut paraître exagéré mais je vous assure que je ne vois plus aucune issue, j'ai l'impression d'être bloquée, enfermée à double tour dans une spirale infernale. Je me sens comme au bord d'une falaise, au milieu des vents qui frappent de tous les côtés. Comme si le moindre faux pas pouvait m'ôter la vie mais que si rien ne bouge, je finirais tout de même par sombrer. Et je serais ballotée, par le courant, de tout côté. En fait, j'ai l'impression d'être sur le point de me noyer.
— Tu sais Elaïa, aucun deuil n'est plus décousu qu'un autre, aucun n'est plus efficace. Tout le monde fait les choses à sa manière et si ton deuil doit se passer comme ça et durer un peu plus longtemps que prévu, ce n'est rien de grave. Je crois que c'est difficile pour toi de te rendre compte de ton évolution alors acceptes-tu que je te fasses part de ce que j'ai relevé depuis le début de nos séances ? m'interroge-t-elle en pointant son gros calepin dans lequel elle griffonne de temps en temps .
— Je veux bien, répliqué-je, éveillée par la curiosité.
— Lors de nos premières séances ensemble, je ne sais pas si tu te souviens, mais tu refusais catégoriquement de me parler, commence-t-elle alors que je hoche la tête pour acquiescer. Un peu plus tard, lorsque tu as commencé à t'ouvrir, tu fondais en larmes chaque fois que j'évoquais le nom d'Ava. Et toi, tu faisais tout pour éviter de prononcer son prénom. Ton attitude ensuite nous a beaucoup inquiété, moi ainsi que tous les autres. Tu parlais de rejoindre Ava et plusieurs fois, on a réellement cru que tu étais sur le point de sauter le pas. Jusqu'au début de l'été tu parlais encore d'elle au présent et finalement, ça ne fait que quelques semaines que ton visage reflète moins de douleur lorsque l'on parle. Parfois même, j'ai l'impression que ces moments sont libérateurs. Tout ça Elaïa, tous ces détails dont tu n'a peut-être jamais pris conscience, c'est plus qu'encourageant. Ça va être long, et tu vas devoir être forte, mais tu vas y arriver, comme tu le fais depuis le début. Et peut-être que dans un an on sera toujours toutes les deux assises là, sur ce canapé, mais tu auras évoluée. Ou alors, peut-être que dans un an tu aura retrouvé une vie normale, pas ta vie d'avant puisque comme tu le dis, c'est impossible. Mais tu arriveras à te créer une nouvelle norme, où la mémoire d'Ava sera chérie, et où tu veillera à ce que personne ne l'oublie.
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𝐏𝐚𝐫 𝐮𝐧𝐞 𝐍𝐮𝐢𝐭 𝐝'𝐀𝐮𝐭𝐨𝐦𝐧𝐞
Teen FictionOn dit toujours qu'il faut perdre les choses pour se rendre compte de leur valeur. J'aimerais dire que c'est faux. J'aimerais vous assurer que je savais à quel point Ava m'était indispensable. Et je peux vous jurer que j'en étais convaincue. Mais...