Chapitre 21

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"A partir de cette nuit, le reste de notre séjour se déroula à la perfection. La santé de ma belle cousine, si elle resta fragile, s'améliora tout de même au cours des jours suivants, et bientôt elle participait à nos promenades et aux festivités du Nouvel An avec une énergie renouvelée. Lorelei ne cessait de radoter sur le fait que leurs enfants seraient les meilleurs amis du monde, puisqu'ils seraient nés avec très peu d'écart. J'avais bien envie de lui rétorquer qu'elle serait bien embarrassée si les deux enfants ne pouvaient pas se supporter, mais je m'en serais voulue de balayer le peu de bonheur qu'elle arrivait à se créer. Je m'étais décidée, après ma réconciliation avec Maël la nuit de la naissance du Sauveur - j'avais encore un peu de considération à l'époque - à faire en sorte que ma sœur soit comblée par la joie pendant ce petit mois. Aussi la laissai-je à ses babillages de jeune mère, qu'Amal supportait très bien et auxquels elle répondait avec enthousiasme..."

Iris marqua une pause en voyant le sourire du biographe. 

"Quoi, le scribe ? 

- Non, rien. 

- La remarque vous brûle la langue. Crachez-la, que nous n'en parlions plus."

Théophile laissa sa plume dans l'encrier et croisa les bras. 

"Cela me semble un peu léger.

- Qu'est-ce qui serait léger ? 

- Vous passez des mois entiers sur le dos de votre cousin pour s'assurer que son épouse soit bien traitée, et pour rendre heureuse votre sœur, vous la laissez vivre ? 

- Et bien oui, le scribe. Je la laisse vivre, sans remarque cinglante ni yeux levés aux ciel. C'est la meilleure façon que j'avais trouvée de faire plaisir à ma sœur, puisque nous n'avions quasiment aucun point en commun.

- Vous n'aviez vraiment rien en commun ? 

- Pas de passe-temps, en tout cas. 

- Même à Noël ? 

- Non, le scribe. Quand mon père se mettait en tête de faire griller des marrons dans la grande cheminée des cuisines et que je le suivais, elle ne voulait pas y assister de peur de brûler sa robe. Elle refusait aussi les batailles de boule de neige, et je n'allais pas lui faire attraper la mort alors qu'elle attendait un enfant. Je n'étais pas aussi dénuée d'empathie. Quant aux affaires, cela l'ennuyait, puisque c'était son mari qui s'en chargeait. Donc le soir, elle s'installait au magnifique piano à queue que mon cousin avait acquis très récemment - nous le voyions pour la première fois - et assistait qui voulait bien l'accompagner au chant, alors que j'ébouillantais les mains en pelant mes marrons. 

- Vous n'aimiez pas chanter ? 

- Du tout. Je suis une très mauvaise chanteuse. Je vous l'ai dit ; Lorelei a hérité de tous les talents féminins de notre famille. Elle me laisse l'équitation et l'éloquence, et je perds l'équitation si l'on intègre mon cousin dans la compétition. Puis-je reprendre ?"

Théophile hocha la tête, et Iris poursuivit : 

"Je rejoignis donc le groupe des hommes, alors que Maël avait pris la parole. 

'Donatien Ansond sera de retour au mois d'août. J'ai bon espoir qu'Estève Fabrès l'accompagne. 

- Ton ami du Sud ? s'enquit mon père. Et l'ouvrier, de la ferblanterie ? 

- Il repart directement à Bains. Il a bon espoir de se refaire embaucher. 

- Où travaillait-il dans la manufacture ? 

- C'était un fondeur. 

- Un homme fort robuste, donc, remarqua d'Arcourt. Travailler dans cette fournaise doit demander un effort considérable.

Mémoires du Siècle Dernier, tome 3: Les témoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant