"Quand la berline eut disparu au bout de l'allée, mon père fut le premier à rentrer, en marmonnant que son travail n'allait pas s'accomplir seul. Puis ma mère le suivit, prétextant qu'elle devait aller se rafraîchir, les larmes au bord des yeux. La seule, finalement, qui laissa aller ses larmes fut ma bonne Agathe qui, d'un geste maladroit, tenta en vain de les sécher en s'excusant tant bien que mal devant nous et finit par nous laisser elle aussi, accompagnée d'Antoine et de Madeleine, qui ne semblait plus trop confiante depuis que nous avions parlé avec mon père. Ne restaient qu'Amal, Maël et moi."
"Nous demeurâmes un certain temps ainsi, dans le silence, jusqu'à ce que l'on nous appelle pour déjeuner. Amal dut me tirer par le bras pour que je détache mon regard de la route."
"Les semaines passèrent, puis les mois. Lorelei nous écrivait presque tous les deux jours pour nous assurer que sa nouvelle vie se déroulait sans encombres. Enfin, c'était ce que ma mère me rapportait. Je ne pouvais pas lire ses lettres. Sans doute avais-je peur d'y apprendre qu'elle se passait très bien de moi. Car moi, je ne me faisais aucunement à son départ."
"Voyez-vous, Lorelei n'était vraiment pas du genre à s'imposer par son charisme. C'étaient plutôt les autres qui l'imposaient au travers de leur adoration pour son absence de caractère. Pendant vingt ans, on m'avait comparée à elle. Pourquoi ne restais-je pas tranquille comme Lorelei au lieu d'aller chasser les grenouilles dans le ruisseau ou d'embêter le chien du garde-chasse? Pourquoi ne m'employais-je pas à parfaire mon point de croix pour égaler ma sœur? La nature avait décidément bien et mal fait les choses; elle avait doté l'une d'une apparence de nymphe, d'une nature sage et d'un fabuleux talent au piano, tandis que l'autre demeurait sans don particulier, ni physique de déesse, et, pardieu, ce caractère aigri et revendicateur devait certainement faire honte à ses parents! Enfin, ils se consolaient avec leur aînée. Mais tout cela semblait brumeux dans mon esprit, et je m'employai à trouver quelque chose à faire pour tromper mon ennui. Après tout, je la reverrais pour Noël."
"Je trouvai un parfait sens à ma vie sans ma sœur en poursuivant l'éducation de ma belle-cousine. Je convainquis mon père de lui trouver un précepteur pour la grammaire et l'orthographe, et je me chargeai du vocabulaire et de la prononciation. Ainsi, elle me suivait partout où j'allais et répétait doctement les mots et les bouts de phrases que je lui apprenais, mémorisant avec une telle rapidité qu'à la fin de l'année elle pouvait répondre poliment à toutes les questions superficielles que l'on lui posait; le temps, sa santé, si elle trouvait le plat qu'elle mangeait à son goût. Lorelei, quand elle revint avec son mari et son horrible belle-sœur, s'extasia même de sa conversation. Pendant ces fêtes, elle s'extasia de tout, d'ailleurs, et ne répondit que très brièvement aux questions de mes parents sur son quotidien. Elle cousait, elle conversait avec la veuve noire, et elle dînait avec son mari, quand celui-ci rentrait au manoir. La vie parfaitement dénuée d'intérêt d'une épouse respectable."
"C'était le premier Noël d'Amal. Elle ne l'avait bien sûr jamais célébré. Aux repas, mon père avait finalement réussi à comprendre qu'elle ne boirait pas d'alcool avant un certain temps, si ce n'est jamais; l'eau pure faisait son grand retour, tiède car on l'avait bouillie pour chasser les miasmes, avec, ô comble de délicatesse, du sirop de rose pour ma belle-cousine en cette fin d'année. Elle en était ravie. Même la messe de minuit s'était passée sans commérage, et l'office du matin vit l'intervention de l'abbé Parvins calmer les ardeurs de ces vieilles rombières."
"L'office de midi venait tout juste de se terminer, et dès que mes parents et Maël furent hors de portée d'oreille, elles vinrent se plaindre à notre curé, qu'Amal ne devait pas être acceptée à l'église, qu'elle n'avait même pas communié, qu'elle ne récitait pas les prières ni ne chantait les psaumes.
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 3: Les témoins
Historical FictionSeptembre 1834, Pays de Retz, Loire Inférieure: Après de nombreux détours et déceptions, tout semble se passer en accord avec la famille de Douarnez: Lorelei, l'aînée, va devenir Madame d'Arcourt. Iris, la cadette, accepte enfin le destin de femme q...