Chapitre 3

66 5 3
                                    

"J'ignorai Maël sur tout le chemin du retour. Il ne m'avait pas vue pendant quatre ans et il me sortait une telle méchanceté? Soit! Qu'il aille au Diable. Il répondit tout de même poliment au salut enthousiaste d'Henri, et ne fit aucun commentaire désobligeant à Agathe; il n'aurait plus manqué que cela!"

"Je m'intéressai plutôt à Amal. Quand nous fûmes à l'abri des regards, elle découvrit un visage finement dessiné, un nez parfaitement droit et une petite bouche délicate. Je la trouvai immédiatement d'une élégance aristocratique. Elle m'offrit des yeux étonnés; je m'aperçus que je la fixais depuis un certain temps.

'Excusez-moi, lui dis-je, honteuse de mon comportement.

-Elle ne parle pas Français', intervint soudain Maël.

Je le fusillai du regard, mais il avait gardé sa tête tournée vers la fenêtre. Quand je revins à Amal, celle-ci me sourit timidement, comme pour me montrer qu'elle avait compris. Je lui souris en retour, convaincue que nous allions bien nous entendre."

"Dès que nous entrâmes dans l'hôtel, le valet se précipita pour voir si nous avions besoin d'aide. Je lui remis mon chapeau et ma cape, mais Maël refusa d'enlever quoi que ce fût, et Amal... Et bien, le valet regarda Amal comme s'il avait un démon devant lui.

'J'emmène Madame à sa chambre pour qu'elle se change, indiqua Agathe en prenant de nouveau la jeune fille par les épaules.

-C'est que nous n'avions prévu qu'une chambre pour Monsieur et Madame de Péradec.'

Maël baissa les yeux. Tout son corps s'était rigidifié, et ce type de soucis ne lui importait plus. Je décidai donc de m'en charger:

'Madame de Péradec dormira dans ma chambre.'

Le valet m'interrogea du regard, un peu perdu.

'Nous pouvons aussi faire préparer une troisième chambre.

-Non, ne vous inquiétez pas. Nous partons demain; mieux vaut ne pas trop déranger la maison de mon parrain.'

Je ne m'étais jamais vue aussi accomodante, mais la situation l'exigeait largement."

"Finalement, la préparation d'Amal pour qu'elle eût  l'air européenne fut une mince affaire, comparée au comportement de rustre de son époux. Elle insista par gestes pour qu'on la laisse seule se déshabiller et revêtir la chemise qu'Agathe lui avait préparée sur le bord du lit, mais elle ne broncha pas quand cette dernière l'aida à mettre ses bas, ni même quand elle serra les lacets du corset. C'était un de mes corsets; si nous avions fait coudre toutes ses robes et dessous aux mesures de Lorelei - en même temps que sa robe de mariée -, j'avais insisté pour contribuer au trousseau. Ma soeur et moi faisions à peu près la même taille, mais mon physique plus osseux - 'squelettique et disgracieux comme celui de son père', aurait dit Madame de la Fridière - semblait convenir davantage à la corpulence de ma belle-cousine, qui gardait une certaine juvénilité dans ses principales courbes, et quelques centimètres de moins que moi.

'Elle a moins que vous, signala d'ailleurs ma nourrice en souriant doucement à Amal.

-Deux ou trois ans. Ai-je l'air si vieille?'

Elle rit.

'Du tout. C'est Monsieur Maël qui a l'air bien trop vieux.'

Je restai silencieuse devant la remarque, mais elle avait raison. En comparant la mine hagarde et dure de mon cousin et le visage de poupée de son épouse, je leur aurais facilement donné dix ans d'écart, si je n'avais pas déjà su que Maël en comptait tout juste vingt-trois."

"Après quelques arrangements sur la longueur des manches et la largeur de la taille, la robe lui allait à merveille. D'un magnifique gris perlé, la couturière avait bien respecté nos instructions; aucun décolleté ne venait la découvrir, et nous y ajoutâmes même un col en crochet, retenu par une jolie broche en argent. Je remarquai qu'elle était soulagée; elle avait dû voir une des mes robes de soirée(1) aux épaules dénudées quand Agathe avait fouillé dans la malle. Nous rîmes ensemble quand elle peina à se lever, engoncée sous des couches de jupons(2), gênée par ses manches à gigot. Je l'aidai avec plaisir. Mais quand il fut question de la coiffer, la bonne humeur retomba."

Mémoires du Siècle Dernier, tome 3: Les témoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant