"Il mentait. Bien sûr; il mentait. C'était l'erreur de jugement de mon père qui avait conduit sa mère à la mort. Et son mariage... Que dire de son mariage! Les arrangements matrimoniaux n'étaient hélas point une spécialité de Pierre de Douarnez."
"Monsieur Le Goff leva les mains en signe de reddition.
'Très bien! Puisque tout le monde semble avoir perdu la raison aujourd'hui...
-Et pourtant, nous n'avons pas bu de votre vin, avança Monsieur de La Tour d'Istion, provoquant l'hilarité de nos invités."
"Le perdant grommela quelque chose dans sa barbe mais, bon joueur, ne répliqua pas. Nous nous trouvions à un mariage; une dispute supplémentaire aurait été de très mauvais goût, surtout après la bonne ambiance du dîner. Ce fut ce moment d'accalmie que Madame de La Fridière choisit pour se manifester.
'Elle? Hériter d'un tel patrimoine?' éructa-t-elle, abasourdie.
Mon père planta son regard dans le sien, impassible.
'Effectivement, Madame. Iris héritera de moi.'
La matrone souffla de dépit, et prit son neveu par la manche.
'Venez, Gustave, rentrons. Nous ne sommes pas les bienvenus ici.'
Sans que personne n'émît aucune protestation, et sous l'expression bouche bée de son freluquet de parent, elle quitta les réjouissances. Je vis Monsieur et Madame de La Tour d'Istion échanger un haussement de sourcil, puis mon père déclara:
'Iris, tu n'as qu'à te joindre à nous. Tu ennuieras moins ces dames.'
Les autres hommes ne le contredirent pas. À vrai dire, aucun ne me détestait, et tous semblaient habitués aux propositions originales de leur voisin et associé. Ma mère m'autorisa à partir, pensant peut-être qu'une surdose de masculinité aurait raison de mon insolence."
"À vrai dire, ce fut l'intérêt qui me tint pantoise. Je suivis leurs conversation durant toute l'après-midi, sans m'ennuyer une seule seconde. N'allez pas penser que j'étais obsédée par les finances; les discussions ne tournaient pas qu'autour de cela. Ainsi, nous parlâmes de l'encyclique Singulari nos(1), contre l'ouvrage de Félicité de Lammenais, et de comment tous ses amis l'avaient quitté après cela, de la révolte des Canuts à Lyon en avril(2) qui avait enflammé plusieurs autres villes du textile, de la mort de La Fayette en mai, ou encore des avancées faites dans la préservation des grands monuments de notre passé. Mais ils ne s'attardèrent pas sur le fait que les généraux et les ministres passaient en coup de vent, que les Républicains se faisaient réduire au silence de manière plus ou moins légale, ou que de plus en plus de rapports faisaient connaître la misère totale dans laquelle les gens vivaient dans les grandes villes industrielles. Mais je me tins à carreaux. Après tout, ce n'était pas la première fois en France que l'on massacrait des pauvres gens pour faire passer ses idées.
'Tu sais très bien que tu ne pourras rien y changer', me raisonna d'ailleurs Maël après le dîner.
Tous les invités étaient repartis, et je venais de me confier à Maël sur ce sujet, protestant qu'il s'agissait de sujets de société à traiter avec le plus grand sérieux.
'Mais ils ont sûrement un avis sur ces choses! protestai-je. Cela ne te choque pas, toi, que l'on massacre toute une famille parce qu'un tir provenait soit disant d'une maison? Que des gens dorment dans des caves? Que le Pape lui-même intervienne pour condamner les libertés et un prêtre qui dénonce la pauvreté?
-Des gens dormaient même dans des cimetières avant que tu ne naisses. On a massacré des familles entières pour bien moins que cela. Le Pape est un souverain; il se doit d'agir en accord avec les autres souverains. Et d'autres personnes bien plus importantes que toi s'en occupent.
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 3: Les témoins
Historische RomaneSeptembre 1834, Pays de Retz, Loire Inférieure: Après de nombreux détours et déceptions, tout semble se passer en accord avec la famille de Douarnez: Lorelei, l'aînée, va devenir Madame d'Arcourt. Iris, la cadette, accepte enfin le destin de femme q...