Théophile prit congé de Madame de Douarnez à dix heures du soir. Il fallait tout de même qu'il la laisse dormir. Le jour suivant, elle reprit son récit:
"Pour des questions de temps, l'abbé finit par transférer notre leçon de catéchisme le vendredi soir. Je dus bien entendu accompagner Amal à tous ses cours, qu'elle n'aurait manqués pour rien au monde. Contrairement à moi, elle appréciait grandement ces moments d'édification, qui la sortaient de la routine angoissante qu'était la vie avec mes parents et son mari, et qui lui permettaient d'enfin retrouver quelque chose qu'elle avait connu toute sa vie. À ma grande surprise, l'abbé Parvins ne tenta à aucun moment de dénigrer son livre. Il soulignait la différence, trouvait les points communs. J'appris ainsi que les musulmans croyaient, comme nous, que Jésus était né de Marie, qui était vierge à ce moment-là. D'ailleurs il avait même parlé à ses grands-parents pour défendre sa mère. Que voulez-vous; c'était un nourrisson très précoce! De plus, chaque religion venait avec son lot de choses bien improbables. Le Christ avait bien changé l'eau en vin! Ici-bas, pour opérer ce genre de transformation, nous mélangions les deux liquides, et nous appelions cela du vin coupé. C'était facile, rapide et, ô comble de la magie, nous rendait d'une certaine façon un peu plus immortels en nous protégeant des coliques."
"Les mois passèrent vite; aucune amélioration ne se profilait entre Maël et sa femme, hélas. Mon cousin se trouvait la plupart du temps à Guérande, et revenait en coup de vent pour parler avec mon père. En revanche, mon amitié envers elle ne faisait que grandir, et nous nous entendions de mieux en mieux. Amal était une jeune femme très cultivée. Elle venait d'une famille distinguée, et cela se voyait. Sa diligence, sa grâce, sa culture si conséquente m'impressionnaient. Elle avait lu Aristote! Moi, je ne le connaissais que de nom, et je doutais que beaucoup de jeunes filles bien nées en France sussent même de qui il s'agissait. Virginie Faure ne devait elle-même pas posséder un quart de sa science!"
"Je ne devais cependant pas trop m'y attacher; en août, Maël annonça que les travaux essentiels du château étaient terminés, et que sa femme et lui partiraient prochainement l'habiter. Si mes parents semblaient satisfaits de la nouvelle, Amal et moi n'étions pas du même avis. Je la vis pâlir, mais elle garda son expression obligeante, et opina. Pour cela, je ne répliquai rien."
Madame de Douarnez soupira et reprit, confuse:
"Je n'avais rien à répliquer. Après tout, Amal était la femme de mon cousin; elle irait où il voudrait qu'elle aille. Il s'agissait de leur problème. Mais croyez bien que cela me déplaisait beaucoup. Amal m'était d'un grand réconfort; elle palliait l'absence de ma sœur, m'offrait une compagnie très agréable, et surtout me comprenait. Je n'avais jamais rencontré de jeune femme aussi réfléchie, avec autant d'instruction et d'intelligence. Depuis le retour du cousin prodigue, mon père délaissait autant son travail que ma formation pour l'aider aux marais; après tout, c'était un garçon. J'apaisais jusque là la jalousie que je pouvais éprouver envers lui en accaparant son épouse. Et à présent, il allait me l'enlever elle aussi? Pour l'abandonner seule dans un manoir vide, alors que je m'occupais bien mieux d'elle ici? C'était injuste. Mais je trouvai une idée.
'Tu seras sûrement accaparé par ton travail, quand vous arriverez là-bas. Ta femme aura sûrement besoin de compagnie. Pourrais-je vous accompagner?'
Ma mère fronça les sourcils devant mon impudence et mon père m'avertit du regard. Mais Maël haussa simplement les épaules.
'Si mon oncle et ma tante sont d'accord, je suppose que ma femme ne serait pas contre un peu de compagnie.'
L'expression ravie d'Amal me réjouit, et mon père, pour couronner le tout, répondit:
'Le temps que Madame de Péradec se fasse quelques amies dans le voisinage, je ne vois pas pourquoi je l'en empêcherais.
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 3: Les témoins
Fiction HistoriqueSeptembre 1834, Pays de Retz, Loire Inférieure: Après de nombreux détours et déceptions, tout semble se passer en accord avec la famille de Douarnez: Lorelei, l'aînée, va devenir Madame d'Arcourt. Iris, la cadette, accepte enfin le destin de femme q...