Chapitre 1

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"Je ne savais pas très bien où nous étions. Seulement que nous étions dix adolescents dans une pièce sombre. Dix adolescents dont un cadavre."

Talya repoussa une mèche de cheveux sombres derrière son oreille. Elle devait se concentrer.

Rose, la femme qui s'occupait des enfants de Magniolia Crescent - l'orphelinat auquel Talya résidait - lui avait demandé de réparer les vieux manuels scolaires, dont les trois quarts des informations n'étaient plus vraies et qui devaient dater de la Préhistoire, vu à quel point ils étaient abîmés.

Talya avait rejoint l'endroit six ans plus tôt, alors qu'elle en avait sept. Elle ne gardait aucun souvenir de son passé, et ça lui était complètement égal.

- Talya ? l'appela une voix hors de la pièce

Elle reconnut la voix d'Elaï, sa meilleure amie. C'était une jeune fille rousse aux yeux aigue-marine et aux joues couvertes de tâches de rousseur.

- Je viens dans une minute ! répondit Talya en rassemblant les pages éparpillées

Elle rangea son matériel et rejoignit son amie dans leur chambre, qu'elles devaient partager avec deux autres filles qui passaient leur temps à discuter à voix basse et à glousser dans leur coin.

- Tu voulais me parler ? demanda-t-elle en se laissant tomber sur son lit

- Exact. J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Je commence par la mauvaise : tu vas devoir te coucher tôt ce soir.

Comme elle l'avait escompté, Talya grogna et commença immédiatement à râler.

- Du calme. C'est pour la bonne cause, et c'est ma bonne nouvelle : on a été désignées pour aller chercher du bois pour l'hiver. Ce qui veut dire...

- On va dans la forêt ! s'extasia l'adolescente en se fendant d'un large sourire

La forêt. Le seul endroit auquel les résidents de Magniolia Crescent n'avaient pas accès, à cause d'un garçon qui s'était perdu dedans et qu'on avait jamais revu, vingt ans plus tôt. À présent, la trentaine de jeunes envoyés chaque année revenaient comme reviendraient des héros de guerre, acclamés par leurs amis pour avoir ramassé des branches.

- On part à quelle heure ? demanda Talya, surexcitée

- Tôt. Elle ne nous en a pas dit beaucoup plus. Mais, dans tous les cas...

- Je me couche tôt. Tu l'as déjà dit.

Elaï sourit, connaisseuse des nombreuses nuits blanches de Talya, qu'elle occupait en effectuant ses tâches du lendemain ou en sortant dehors en secret. Parfois, elle l'accompagnait, lorsqu'il n'était pas trop tard.

- Bon. Tu as une demi-heure avant de dormir.

- Je ne... une demi-heure ?! Mais il est huit heures ! s'écria Talya,  scandalisée

- Oui, et c'est à cette heure que dorment les gens normaux. Il te reste vingt-neuf minutes.

Talya soupira. Elle n'avais même pas le temps de lire un peu : il lui fallait d'abord ranger ses affaires, se brosser les dents et mettre son pyjama. Tant pis, une sortie en forêt le valait bien. Elle se coucha donc, légèrement déçue mais rassérénée par la perspective du lendemain.

La jeune fille fut réveillée avant l'aube par des bruits de pas et des chuchotements. Contrairement à Elaï, elle avait le sommeil très léger et c'était pour cette raison qu'elle dormait généralement avec son oreiller sur la tête.

Elle souffla, mécontente. Si elle ne pouvait même plus dormir en paix...

- Qu'est-ce que j'en sais, moi ? s'insurgea une voix d'homme

Ce fut à ce moment précis que Talya comprit le problème. Il n'y avait pas d'adultes à Magniolia Crescent, à part Rose, mais elle se couchait toujours la première : impossible que ce soit elle dans le couloir. Et puis, Rose n'avait pas une voix aussi basse.

- De toute façon, ils sont tous spéciaux, non ? demanda la même voix grave

- Bien sûr que non, crétin ! Il y en a à peine quinze !

- Mais... la liste n'en cite que dix...

On entendit un soupir mais pas de réponse. Talya, tendue, gardait les yeux grands ouverts, respirait à peine et s'interdisait tout mouvement superflu. Des pas approchaient.

Le bruit d'une poignée de porte tournée fit frémir la jeune fille et elle s'enfonça sous ses couvertures en ne laissant que quelques millimètres pour voir. La battant de la porte s'ouvrit mais Talya entendit à peine le grincement habituel tant son cœur battait fort.

- Et ici ? interrogea une voix à peine audible

- Attends, laisse moi vérifier... les deux.

Les pas se firent de plus en plus proches, jusqu'à ce que Talya puisse voir les chaussures sombres de celle qui venait de parler.

- Bon, rappelez vous : ils ont beau être jeunes ils peuvent se défendre et risquent de réveiller tout le monde. Je me charge de celle-ci. Troy, occupes-toi de l'autre.

"Qu'est-ce que je dois faire ? Tout va bien se passer. Qu'est-ce que je racontes ?! Ça ne va pas bien se passer du tout !"

Les pensées de Talya tourbillonnaient dans sa tête, l'empêchant de réfléchir. Pourquoi n'y avait-il plus de bruit ? Les gens étaient-ils partis ?

À la seconde où elle se détendit, quelqu'un la tira hors de son lit par le col de son pyjama et enserra sa taille. Elle comprit grâce à ses chaussures - les mêmes que tout à l'heure - et à sa voix qu'il s'agissait de la femme qui ne cessait de réprimander son collègue... Troy.

- Ça ira plus vite si tu te tiens tranquille, lui souffla-t-elle avant de lui coller un tissus humide sur le nez et la bouche

Après quelques secondes, Talya s'aperçut qu'elle ne pouvait plus respirer - bien qu'elle n'eut pas envie de savoir quels allaient êtres les effets du liquide qui imbibait l'étoffe, elle allait bien être obligée de le faire - et se cambra.

- Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans "tiens-toi tranquille" ? siffla la femme en raffermissant sa prise

L'adolescente réussit cependant à inspirer et à constater avec horreur qu'Elaï subissait le même traitement à deux mètres d'elle. Elle aurait voulu lui venir en aide, sauter sur ce Troy qui la portait à moitié et lui arracher les oreilles, faire n'importe quoi qui aurait pu effacer cet air terrifié dans ses yeux. Seulement, elle ne pouvait pas.

Parce qu'elle aussi, elle était paralysée par l'effroi.

Parce qu'elle aussi, on la retenait.

Parce qu'elle aussi, on l'enlevait.

Dans un instant de flottement au cours duquel elle sentit la poigne de son agresseuse faiblir, elle tenta de se dégager. Mais une seconde, ce n'était pas assez pour éviter les autres inconnus, rouvrir la porte et s'enfuir du bâtiment. Et une adolescente, ce n'était pas assez pour résister à une dizaine d'adultes sans doute entraînés dans ce but.

Alors Troy saisit ses poignets et les ramena dans son dos avant de la redresser d'un mouvement brusque. Alors la femme s'approcha d'elle, le tissu à la main. Et elle se débattit, plus fort que jamais, plus fort qu'elle ne s'en serait crue capable. Mais pas assez fort.

Alors la femme aux chaussures sombres appliqua de nouveau l'étoffe sur le bas de son visage.

Alors elle vit le monde tanguer et se brouiller.

Alors elle sentit sa tête heurter le sol violemment.

Alors elle sombra dans le noir.

Les Souvenirs PerdusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant