Les Mouettes aux Ailes Rouges

21. Le Loup

XXI.

Deux ans plus tôt.

Les vagues la happèrent avec violence, son corps remuant frénétiquement dans la houle. La gorge brûlée par l'eau salée qu'elle ne cessait d'avaler, Sola s'égosillait une dernière fois ; hurlant son mal à la mer, et sa haine à cette sœur qui venait de la condamner. Désorientée, la poitrine vibrante d'une rage sans mesure, elle ne voyait bientôt plus rien. Elle sentit en revanche ces silhouettes lui tourner autour et entendit l'écho de leurs cris. Et lorsqu'elle coula pour de bon, les ombres l'attrapèrent et l'entrainèrent au fond, là où les gorges étaient arrachées et les cœurs dévorés.

Mais les griffes et les dents se détournèrent soudain de Sola. La noirceur de cette magie projetée sur l'eau les alerta tous. Et dans un tourbillon causé par les mouvements rapides et affolés des Destinés, le corps de la jumelle remonta dans les sillons de leur passage. Lentement, comme si la terre l'appelait, Sola regagna la surface sans le moindre effort et retrouva presque l'air de l'autre côté. Mais son élan s'épuisa juste avant qu'elle ne l'atteigne. À quelques centimètres de cette frontière séparant les deux mondes, elle se tenait en position allongée, les membres las, et se laissait porter par l'eau.

Toujours submergée, la noyée ne réagissait pas. Mais elle avait maintenant les yeux ouverts.

Complètement noirs, ils ne bougèrent pas un instant.

Cinq minutes, dix minutes. Trente. Sola resta ainsi pendant un long moment.

Le vent se mit finalement à souffler. La houle devint de plus en plus forte. Et la morte se manifesta soudain. Inerte, elle se mit à hurler sous les vagues. Son cri destructeur, si strident et fort, secoua les abysses et toutes les âmes prirent la fuite. Personne n'avait encore jamais entendu un son de la sorte. Son visage, autrefois sans émotion, se crispa d'une terrifiante expression. Son regard était sombre, macabre.

Le Deux venait de se réveiller.

Et il avait faim.

L'écho assourdissant de cette chose en éveil affola les profondeurs. L'instinct des Destinés leur cria de se cacher, de ne pas s'aventurer autour du danger. Mais l'un d'eux, désorienté par les terribles vibrations de Sola, laissa la panique le submerger. Il se rapprocha alors du bord et tenta de reprendre ses esprits hors de l'eau ; là où le cri n'était pas encore assassin.

Rejoignant la surface et la terre, les hurlements n'eurent finalement pas raison de lui.

Ce qui le tua fut cette silhouette sortie de l'eau pour le dévorer. Affamée, attirée par les mouvements de la créature venue s'échouer, Sola émergea juste derrière sans même lui laisser le temps de se reprendre. Elle le prit par la gorge comme un animal, déchira de ses nouvelles dents sa solide peau d'homme poisson, et le regarda s'écrouler devant elle. Il avait beau faire presque le double de sa taille, il n'était rien à ses yeux.

Mais il avait le goût de quelque chose qui ne pouvait la satisfaire. Elle avait faim de meilleur gibier ; d'un comestible différent, familier.

Le Destiné resta sur le dos, sa gorge baignée de sang, et agonisa sur le sable.

Trempée, Sola remonta la plage d'un pas sûr. Regagnant le dessus de la baie, elle traversa les plaines des alentours dans un noir complet. Guidée par son nouvel instinct, le Deux marchait à présent sur ses terres.

Reculée du reste du village, la maison de son enfance était encore éclairée. Pieds nus, sa robe tâchée, déchirée par tout son périple, elle passa devant l'écurie sans y prêter attention.

La lumière l'attirait, mais les voix provenant de l'intérieur la stimulèrent encore plus.

On criait sur des frères.