Assise confortablement sur le siège passager, je fais défiler les photographies prises tout au long de la journée. Même si, à la mairie et à l'église, j'ai focalisé mon objectif prioritairement sur les mariés, j'ai quelques clichés des invités. Je repère aisément la chevelure blonde à plusieurs reprises parmi les amis d’Aliénor. Ce gars ne semble pas partager la liesse populaire et paraît à mille lieues du charmeur qui est venu m’aborder sur la piste de danse.
Je sélectionne quelques photos que j'envoie sur mon téléphone grâce à la connexion Bluetooth. J'ai posté en stories les invités qui m'y ont autorisée tout au long de la journée et j'aimerais réaliser une vidéo de cette journée avec de nouveaux clichés. Je m'assure d'avoir tout réceptionné sur mon portable avant de poursuivre mon visionnage jusqu'aux portraits. J'en ai fait une dizaine de mon mystérieux cavalier dans l'espoir de voir briller une étincelle de joie au fond de ses pupilles. J'ai promis à mon cousin de leur offrir, à lui et sa femme, un livre d'or imagé de cette journée. Mais l'inconnu blond a beau sourire, son regard reste éteint. Une fois de plus, je tente d'y lire son histoire en l'analysant sous différents angles. Je vais finir par connaître ses traits par cœur mais je reste incapable de déchiffrer ce qu'il ne dit pas.
Bercée par les mouvements de la voiture, je finis par m'endormir profondément, mes iris rivés aux siens, semblables à un océan tempétueux. Cet homme charismatique ne cesse d'apparaître dans mes songes avant de s'évaporer en un nuage de fumée. À l’instar d'un spectre fantomatique, il flotte autour de moi sans que je ne puisse le saisir.
À mon réveil, mon esprit embrumé marche sur le fil entre souvenirs et réalité. Je ne me repère pas tout de suite dans le paysage urbain qui défile lentement par ma fenêtre.— Bonjour, Dormeuse, me salue Jason, une note taquine dans la voix.
— Tu vas où ? On devait retrouver les parents au gîte.
— Autant pour moi, il semblerait que je sois avec Grincheuse…
— Tu as l’intention de me faire les sept nains ? marmonné-je, la bouche pâteuse.
— J'espère en effet que tu vas te transformer en Joyeuse quand tu verras où je t'emmène.J'observe avec plus d'attention par le pare-brise et je reconnais maintenant sans peine l'une des rues attenantes à celle où l'on habite. Cela fait donc presque deux heures que l'on roule. J'ai dormi plus que je ne croyais.
Je me tourne vers mon frère en attendant une explication. Ses traits tirés manifestent un manque de sommeil plus prononcé qu'une simple nuit blanche pourrait lui imposer. Son doux sourire lui apporte un air serein que la mélancolie dans ses yeux vient contrebalancer. Il semble si fragile derrière son masque.
Il passe devant notre maison sans ralentir et je comprends encore moins son manège.
— Mais… À quoi tu joues ?
— Je ne me souvenais pas que Curieuse faisait partie de la bande !Il ponctue sa remarque d'un clin d'œil et je comprends qu'il ne me dira rien. Il va entretenir le mystère jusqu'à notre arrivée.
— Mais arrête avec tes nains !
Je fais mine de me renfrogner en croisant les bras sous ma poitrine. Mais je ne peux empêcher mes lèvres de s'incurver en un sourire. L'espace d'un instant, je retrouve mon frère. Je sais que cette bulle d'insouciance peut éclater aussi vite qu'elle est arrivée alors je dois en profiter.
Quelques secondes après, il se gare le long du trottoir et serre le frein à main. Je comprends alors les intentions de Jason. Mes yeux pétillent en fixant la devanture de la boulangerie. Plus jeunes, nous avions pris l'habitude de partager une viennoiserie et un verre de jus d'orange, le dimanche matin, assis à l'une des tables prévues à cet effet. Mon père était souvent en déplacement à cause de son travail. Ma mère s'occupait de Pénélope et Geoffroy, pas plus hauts que trois pommes, et de Léandre, âgé de quelques semaines. Mon cadet et moi allions alors chercher le pain du petit déjeuner. Les premieres fois, nous comptions sur nos maigres économies. Puis, nos parents ayant compris notre manège, ils s'arrangeaient toujours pour nous laisser un peu de monnaie.
Les lieux ont bien changé depuis toutes ces années mais nous pouvons toujours nous y installer pour petit-déjeuner.
— Terminus. Tout le monde descend, claironne l'inquisiteur de cette surprise, en m'ouvrant la portière.
— Ne fais pas autant de manières. Ce n'est que moi.
— Oui. Toi. Ta petite taille et tes sept personnalités.
— Un peu de respect pour ton aînée. M'amener ici ne t'autorise pas toutes les prérogatives !Il me laisse passer devant lui dans une révérence exagérée. Nous laissons sortir une dame âgée les bras chargés de sachets parfumés avant d'entrer dans un éclat de rire. Un homme en short et une dame en pyjama nous dévisagent avec curiosité. Dans nos habits de mariage, nous dénotons au milieu de la clientèle en tenues décontractées. Mais rien ne pourra venir ternir ce tête-à-tête.
Après avoir commandé un croissant aux amandes pour lui et une patte d'ours pour moi, nous nous installons derrière la vitrine. Le regard perdu dans le vague, le ballet improvisé des passants qui défilent devant moi me plongent dans de doux souvenirs.— Pourquoi tu souris ?
— Je nous revois, euphoriques, la première fois que nous avons partagé un petit déjeuner, assis à cette place.
— On avait le sentiment de braver un interdit.
— On avait englouti un demi croissant chacun en deux bouchées, accompagné de trois gorgées de jus d'orange, pour repartir rapidement. On ne voulait pas que maman s'inquiète.
— Et elle s'était endormie dans le sofa avec Léandre dans les bras pendant que Pénélope tentait de préparer elle-même son bib'.
— Il y avait du lait partout sauf dans le biberon, le frigo grand ouvert bipait, et Péné dégoulinait de la tête aux pieds.
— Le carnage !À l'évocation de ce souvenir, nous rions de concert. Puis, sans prévenir, un voile de tristesse s'abat sur le visage de Jason. Notre bulle vient d'éclater.
Les mains froides de mon frère attrapent les miennes pour les enfermer dans un écrin de douceur. Il les porte à ses lèvres pour y déposer un bref baiser. Le murmure de sa voix éraillée, emprunte de sanglots, manifeste le puits de tristesse dans lequel il sombre toujours un peu plus.
— Tu me manques, Myrte.
— Je suis là.
— Je sais. Cest moi qui me suis éloigné. Je ne sais pas comment faire pour revenir.
— Je peux venir te chercher si tu veux.
— Pour quoi faire ? Ce ne sera plus jamais pareil.Il parle d'avant. Mais pas de ce souvenir où nous avions dix et onze ans. Il parle d'Avant. Avant son accident. Avant la douleur. Avant son renoncement. Avant d'avoir vu ses rêves voler en éclats.
Il a failli mourir ce jour-là. Parfois je pense qu'il aurait préféré. Cela fera trois ans cet hiver. J'osais espérer qu'il s'en serait remis. Mais le procès qui a eu lieu en juillet dernier a remué toute cette histoire. Et même si le responsable a été condamné, cela n'enlève pas le mal qui a été fait.
Moi aussi, mon frère me manque. Mais je ne peux pas lui dire. Cela ne ferait que le culpabiliser encore plus. Et je ne veux pas l'enfoncer. Je veux qu'il sache que je le soutiens et que je serai là quand il en aura besoin.
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Blood is my lemonade
RomanceMyrtille débute sa dernière année d'école de journalisme. Pour se faire embaucher dans un grand journal national, elle est à la recherche du scoop qui la révèlera. Avec son appareil photo accroché en bandoulière et son carnet à portée de main, elle...