2. Sweet memories. -2 Myrtille

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Je libère mes mains pour essuyer l'unique larme qui coule sur sa joue. Seule manifestation de son désarroi. Je me sens perdue face à sa souffrance. Je voudrais pouvoir l'aider, le soulager, mais je ne sais comment m'y prendre.

Nous nous murons dans nos silences. Pas de ces silences lourds et malaisants, mais paisibles, emplis de nostalgie. Alors que je croque à pleines dents dans ma viennoiserie à la pomme, Jason grignote les amandes effilées décoratives de la sienne. Je sais que quand il aura terminé, il me proposera de mordre dedans tandis qu'il terminera ma patte d'ours. C'est notre rituel. Et il ne nous est jamais venu à l'esprit d'acheter autre chose.

Nous profitons de ce moment hors du temps quand un bâillement inélégant et sonore s'échappe de mes lèvres. Des larmes de fatigue perlent à mes yeux.

- Rentrons, suggère mon cadet. J'ai une furieuse envie de me pieuter dans mon lit.
- J'avoue qu'un petit somme ne sera pas de refus. Il s'agirait de ne pas reprendre les cours demain complètement exténués.

Après un court trajet jusqu'à notre maison, je me glisse sous une bonne douche froide. Rien de tel pour détendre les nœuds qui se sont accumulés dans ma nuque. L'eau ruisselle sur ma peau parsemée de taches de rousseur.

La musique de mon frère s'insinue sous la porte de sa chambre pour emplir tout l'espace de l'étage. Enroulée dans une serviette de toilette, je passe le voir avant de me glisser sous ma couette. Allongé sur son lit, il s'est assoupi sans même avoir retiré son costume. Le ronflement qui s'échappe de ses lèvres entrouvertes me confirme qu'il dort profondément. Je prends le temps de lui ôter sa veste et de fermer ses volets avant de m'éclipser. J'enfile un vieux T-shirt faisant office de chemise de nuit avant de rejoindre Morphée à mon tour.

Mon sommeil est agité. Je suis seule au milieu d'une piste de danse. Telle une danseuse dans sa boîte à musique, je tournoie inlassablement sur mon axe. Ma robe de soirée se déchire en lambeaux pour me laisser en tenue de ballerine. Il neige de fins flocons poudreux mais je suis enveloppée d'une douce chaleur. À l'instar de spectres, des masques expressifs flottent dans mon sillage, tantôt rieurs, tantôt tristes. Leur seul point commun est leur regard vide aux yeux vairons. L'un marron parsemé de paillettes dorées, l'autre d'un bleu tempétueux aux éclats lumineux. Le soleil éblouissant semble se refléter à leur surface, m'empêchant de décrypter les maux qui les plongent au fin fond des ténèbres.

L'imposant manteau blanc s'épaissit autour de moi, m'enfermant dans une prison oppressante. Ne trouvant pas d'échappatoire, plonger au creux de cette mer de glace m'apparait être la seule possibilité. Le froid me saisit les poumons et les flots me ballotent en tous sens. Suffocante, je n'arrive pas à rejoindre la surface. Le silence de l'océan apaise mon esprit et m'invite à me laisser porter par le courant. Je me laisse dériver sans résister, légère telle une feuille portée par le vent. Cette accalmie est de courte durée. Très vite, des murmures provenant des profondeurs s'infiltrent dans mon esprit et saturent mes pensées. Je prends ma tête à deux mains pour me soulager, mais je crains que les lamentations qui y résonnent maintenant ne me rendent folle. Une vague de désespoir se déverse sur moi, en moi, et étreint mon cœur. Je hurle, en vain, car l'eau absorbe mes cris. Je décide alors de me laisser envahir par le noir des profondeurs.

Les yeux fermés, je coule.
Sereine. Paisible. Je coule.
Libérée. Soulagée. Je coule.

Je sens un tourbillon se former autour de mes jambes. Une caresse frôle ma main droite. Puis une autre, la gauche. Espérant être emportée plus vite vers le fond, je me laisse attraper. Mais rapidement, je comprends que je suis tirée vers la surface. Je me débats en vain contre cette force. J'ouvre les yeux et je découvre deux hommes-poissons nageant à mes côtés. L'un brun, l'autre blond, ils semblent déterminés à vouloir me secourir malgré ma résistance.

Arrivée à la surface, mes deux sauveteurs me maintiennent au-dessus des vagues. Je suffoque, j'étouffe, je me débats. L'air qui emplit mes poumons me transperce tel un poignard. Je replonge la tête mais l'immersion est de courte durée. On tente par tous les moyens de me garder hors de l'eau salvatrice. Mes bras brassent le vide, luttant contre ce besoin de vivre. Je n'ai plus qu'une idée, sombrer.

La ligne d'horizon séparant l'azur céleste de la surface outremer houleuse s'inverse. L'eau s'évapore et je me retrouve enfermée dans une prison de verre. Les parois humides m'oppressent. Cherchant une issue, la voix lointaine de mon frère m'attire à lui.

- Aller, Myrte, réveille-toi.

Un tissu rêche m'enveloppe et je sens qu'on me frictionne le dos. Les images animées qui se meuvent autour de moi percutent mes rétines et je découvre Jason, trempé et essoufflé. Mes yeux se posent sur les différents éléments qui m'entourent et je reconnais aisément notre salle de bain. Il y règne cependant un capharnaüm inhabituel.

- Jason ?
- Myrtille. Reviens, s'il te plait.
- Jason ! Je suis là. Que se passe-t-il ? Tu m'inquiètes...

Ma main posée sur son bras suffit pour stopper ses gestes affolés et saccadés. Son attention se reporte sur moi. Il m'analyse ce qui me paraît être un long moment avant de pousser un soupir empli de tensions.

- Et toi, tu m'as foutu la trouille.
- Pourquoi ?
- Pourquoi ? Mais merde, Myrte ! Je me lève pour aller pisser et je te découvre toute habillée sous la douche.
- Ce n'est rien, dédramatisé-je, gênée. Juste une cri...
- Non ! Ce n'était pas juste une crise ! Je me souviens très bien à quoi ressemble "juste une crise" de somnambulisme puisque j'étais aux premières loges, petit. C'était marrant quand tu pissais dans le placard du couloir, ou que tu te servais un verre de lait sans verre. Mais jamais tu as failli te noyer sous la douche.
- Mais on ne peut pas se noyer sous la douche...

Je reste perplexe face à sa colère de ses propos. La violence de ses mots manifeste la panique qu'il ressent. Mais je ne comprends toujours pas d'où vient cette peur.

- Je le croyais aussi, jusqu'à ce que je te vois la tête en arrière, la bouche grande ouverte sous le jet d'eau.

J'ai du mal à croire ce que j'entends. Je ne me souviens pas de cet épisode, pas de la moindre petite bribe. Quand j'avais 8 ans, je me souvenais parfaitement de mes phases de somnambulisme. C'était comme plus fort que moi, j'étais poussée par une force inhérente à ma volonté. Le matin, j'étais capable d'expliquer le lait renversé au pied du frigo ou l'odeur soufrée dans le placard.

- Comme à l'époque, je t'ai parlé doucement pour que tu éteignes le jet et que tu sortes, mais ça n'a pas fonctionné. Je suis alors venu dans la douche pour fermer le robinet. Tu t'es débattue violemment, tu me repoussais. Je me suis même pris une gifle.
- Navrée... Je rêvais que je suffoquais. Je voulais plonger dans l'eau mais quatre mains m'en empêchaient.
- J'ai vraiment galéré à te sortir de ton état et à te ramener. Ça fait longtemps que les crises sont revenues ?

Je comprends à l'inquiétude dans la voix de mon frère que la situation était plus impressionnante qu'il ne veut bien me laisser croire.

- Non. C'est la première fois.
- Tu vas appeler ta psy ?
- C'était une crise isolée. Sûrement due à la fatigue accumulée du week-end. Il n'y a pas de quoi en faire une montagne.

Je tente de maîtriser ma voix pour minimiser la situation et rassurer mon cadet. Mais mon sourire ne suffit pas à apaiser ses craintes. Il fixe mes iris ambrées à la recherche d'un indice quelconque. Mais lequel ?

Je me sens vide d'énergie et confuse. Je ne comprends pas ce que Jason tente de percer comme mystère en me sondant de la sorte. Mais je sais que je ne l'aiderai pas à le résoudre. J'ai déjà suffisamment à faire avec mes propres interrogations.

Demain, je reprends le chemin de mes études. J'espère que l'immersion dans le travail m'aidera à trouver un sommeil profond. Il n'y a aucune raison que je recroise un jour ces iris captivants d'un bleu profond rencontrés sur la piste de danse.

Alors pourquoi mon cœur bat la chamade depuis cet instant et gonfle d'espoir à chaque fois que son regard m'hypnotise derrière mes paupières closes ?

Blood is my lemonadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant