Je regarde mon téléphone à la recherche d'un argument inespéré. Mais aucun message libérateur, aucune notification urgente ni les aiguilles de mon horloge digitale indiquant 19h58 ne me sont d'un quelconque secours.
Je n'y crois pas. Je vais devoir me rendre à cette fichue soirée malgré mon manque de motivation manifeste. Il me serait possible d'annoncer à mes parents, en effet, que mes crises ont repris. Mais il n'est pas nécessaire d'inquiéter ma mère à ce sujet, d'autant plus que je n'en ai eu que deux depuis la semaine dernière.
Je tourne en rond sur le vieux parquet grinçant à l'affût d'une idée inopinée, mais rien ne me vient, mis à part un léger tournis. La voix de ma mère nous invitant à rejoindre Prune dans sa chambre pour la lecture du soir me sort de ma torpeur. Le sourire aux lèvres, je quitte ma chambre. Il y a des choses qui ne changent pas.
Dans le couloir, je découvre Jason adossé au mur, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée. Je m'arrête face à lui et l'oblige à assumer son attitude. Les secondes s'égrainent dans un silence pesant, cependant ni lui ni moi ne cédons. Mais contrairement à lui, j'ai tout mon temps. Je pourrais passer la nuit ici, à l'affronter dans ce combat de regards mutiques. Sa volonté s'amenuise et il finit par baisser les armes.
— Myrte...
— Myrtille ! Jason ! Histoire !Décidé à m'adresser la parole, il est coupé dans son élan par la douce voix fluette de Prune qui nous appelle depuis le deuxième étage. Sans attendre un instant de plus, je tourne les talons et me dirige vers les escaliers.
D'une douceur extrême, mon frère s'empare de mon poignet pour me retenir.
— Myrte. Attends.
— Je crois qu'on s'est tout dit. Je serai prête à 20h45.Je me libère de sa prise et gravis les marches quatre à quatre. Malgré les écarts d'âge dans notre fratrie, il tient à cœur à notre mère de nous retrouver le soir, à chaque fois que cela est possible. Les différends n'ont plus lieu d'être le temps de l'histoire. Ce soir, la benjamine de la famille a choisi Cendrillon. Quelle ironie !
Mais à la fin de l'histoire, ma petite sœur, du haut de ses quatre ans, me surprend.
— Elle est bête, Cendrillon, d'épouser ce prince.
— Ah oui ? Pourquoi ? s'étonne ma mère.
— Si le prince n'est pas capable de la reconnaître sans sa belle robe, c'est qu'il est bête. Si elle veut des belles chaussures, elle n'a qu'à épouser un chaussuriste.Nous éclatons tous de rire. Ravie de voir qu'elle a bien la tête sur les épaules, j'enlace Prune pour lui souhaiter une douce nuit.
Après avoir également salué Léandre, Geoffroy et Pénélope, je retourne dans ma chambre pour me changer les idées. J'ouvre en grand mes placards, espérant qu'une illumination me parvienne. Je n'ai aucune idée du genre de soirée à laquelle Jason m'oblige à assister. Mais une chose est sûre, je n'ai aucune envie de faire un quelconque effort. Ni vestimentaire, ni social. J'enfile une brassière de sport confortable que je recouvre d'un vieux T-shirt usé à l'effigie de David Bowie. Pour ne pas subir les températures encore élevées de ce mois de septembre, je me glisse dans un pantalon en lin. Je laisse mes cheveux détachés mais j'orne mon poignet de deux élastiques en cas de besoin. J'étudie mon allure dans le grand miroir baroque qui trône entre mon armoire et la fenêtre.
Avec un pincement au cœur, je décroche la petite sacoche qui y est suspendue et je vide son contenu sur mon lit. Cela fera bientôt quatre ans que je ne l'ai pas utilisée et je ne suis pas sûre d'en avoir envie ce soir. Mais d'un autre côté, je ne suis pas sûre non plus de réussir à survivre à cette soirée sans elle. C'est un piètre trésor qui se révèle à moi. Trois préservatifs certainement périmés que je jette dans la poubelle sans m'y attarder. Un gloss saveur framboise tout sec, mais dont le parfum chimique agresse mes narines, qui rejoint les emballages argentés. Un ticket de caisse dont l'encre est presque effacée. Une carte de visite d'une personne que je n'ai jamais pris la peine de rappeler. Et ce sachet. Ce petit bout de papier kraft que j'ose à peine toucher de peur de l'abîmer. Je n'ai pas besoin de le retourner pour savoir qu'un dessin de poisson a été tamponné dessus à l'encre rouge. Je l'ai tellement regardé que l'image est gravée au fond de ma mémoire.
Je rassemble ces trois derniers éléments et je les range précautionneusement dans mon coffret à bijoux. Ils sont bien trop précieux pour que je risque de les perdre, ou que quelqu'un tombe dessus par inadvertance.
Je prends mon téléphone, mon portefeuille et mon spray au poivre que je fourre dans le petit sac. Même si cette soirée a peu de chance d'exorciser les souvenirs rémanents liés à ces vestiges, ce sac me remémore les erreurs passées et m'empêchera de les reproduire. Enfin... Si tant est que j'aie besoin d'un rappel.
Un coup d'œil à mon miroir me noue le ventre. L'image qu'il me renvoie n'a plus rien à voir avec la jeune fille insouciante qui s'y contemplait il y a quelques années. La nausée me prend et je dois détourner le regard pour ne pas me laisser submerger. Je n'en reviens pas de ce que je m'apprête à faire. Même si c'est ce que tout le monde semble attendre de moi.
Avant de me laisser envahir par de sombres pensées, je me dirige vers les escaliers pour attendre Jason dans l'entrée. Le grincement des marches l'informe de ma venue et il se matérialise dans mon dos quelques secondes plus tard. Je prends bien le temps de lacer mes Converses afin de retarder le moment où je lui ferai face et que nous devrons parler. Je n'oublie pas de prévenir ma mère que je ne reste pas avec elle ce soir, à son plus grand étonnement. Elle m'adresse un sourire avenant et vient déposer un baiser d'encouragements sur ma joue.
— Ma jeune et belle Myrtille...
— Désolée de ne pas rester avec toi, maman.
— Ce n'est rien, m'assure-t-elle. Vis ta vie. Bonne soirée à vous deux.À ces mots, elle retourne dans le salon et me laisse seule avec mon frère. Le silence devient pesant et je me sens obligée de le briser.
— Où est-ce qu'on va ? l'interrogé-je à brûle-pourpoint.
— Myrte... commence-t-il dans un soupir traînant. Tu n'es pas obligée...
— Eh bien si, en fait. Tu ne m'as pas laissé le choix.
— Mais tu sais bien que... tente-t-il de se défendre.
— Non. Non, je ne sais pas, Jason. Mon frère ne m'aurait jamais mis au pied du mur comme tu l'as fait. Mon frère aurait engagé la discussion avec moi, m'aurait présenté des arguments et il aurait réussi à me convaincre de le suivre, comme il a toujours su le faire par le passé.
— Je suis navré. Je ne pensais pas ce que j'ai dit.
— C'est chose faite, maintenant. Il ne sert à rien de ressasser le passé. C'est d'ailleurs toi qui me l'a appris. Maintenant que je suis là, allons-y.
— OK. Ce n'est pas loin. On peut y aller à pied.J'attrape mes clés dans le vide-poche du guéridon et je décroche ma veste en jean du portemanteau. Malgré la chaleur de cette fin de journée, je l'enfile, relève le col et fourre mes mains dans les poches. Je ne sais pas si je cherche plus à me camoufler ou à me protéger mais je me sens prête à affronter cette soirée qui s'annonce.
Dans la cour, seul le crissement de nos chaussures sur les graviers résonne. Je ne sais pas ce qui m'attend ce soir, mais j'espère en ressortir indemne cette fois.
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Blood is my lemonade
RomanceMyrtille débute sa dernière année d'école de journalisme. Pour se faire embaucher dans un grand journal national, elle est à la recherche du scoop qui la révèlera. Avec son appareil photo accroché en bandoulière et son carnet à portée de main, elle...