8. Culpabilité, quand tu nous tiens. -2 Adrian

1 1 0
                                    


Étonnamment, ce n'est pas l'annulation de mon rendez-vous avec Alison qui monopolise mes pensées. Quand je lui raconterai la raison, elle me pardonnera sans difficulté. Dans l'hypothèse où elle m'en voudrait, ce dont je doute. La vague de culpabilité qui s'abat sur moi prend les traits de cette sublime rousse.

Myrtille...

En l'espace d'une soirée, cette fille qui m'était encore inconnue la semaine dernière est devenue un vrai mystère. Même si elle n'en demeure pas moins toujours inconnue. On a passé la soirée ensemble. À discuter de banalités, de tout et de rien. Sauf d'elle et de moi. Comme un accord tacite entre nous.

La satisfaction et la frustration alternent dans mes pensées pour former un savant mélange doux amer. Satisfaction de ne pas avoir eu à parler de moi, à me dévoiler, à enfiler le masque que je porte quotidiennement pour cacher la noirceur qui me ronge. Frustration de ne pas en savoir plus sur elle, me laissant face à mes suppositions et ma curiosité.

J'avais l'intention de discuter avec elle par messages interposés. Pour apprendre à la connaître. Et même si rien n'était prévu, c'est idiot mais je culpabilise de perdre ce temps qui me paraît si éphémère et donc tellement précieux.

Une fois changé, je retrouve ma responsable dans le couloir, en pleine conversation.

— Qui les a appelés ?
— ...

En écoutant la réponse, elle m'adresse un signe de tête pour que je la suive.

— Mais j'en ai rien à foutre de la procédure ! J'ai une gosse apeurée qui ne parle pas. Il est hors de question qu'ils viennent foutre la merde. Empêche-les de rentrer.
— ...
— Je m'en fous. Démerde-toi ! C'est pas mon problème.
— ...
— Oui, il est là. On arrive.

Nous marchons à vive allure dans le dédale aux murs aseptisés. En passant devant le bureau des médecins, ma responsable accélère le pas. J'imagine qu'elle préfère éviter les deux flics en pleine conversation avec Luc, le chef des urgences. Tout un tas de suppositions prennent forme dans ma tête. En tenant compte des bribes de conversations que j'ai captées et de la présence des forces de l'ordre, j'espère juste que ce n'est pas une énième histoire sordide de violence infantile.

Dans cette partie des urgences un peu à l'écart, l'ambiance est pesante. Rose s'arrête devant une porte qu'elle s'apprête à ouvrir, mais elle marque un temps d'arrêt avant de m'expliquer la situation.

— Les pompiers nous ont amené cette petite fille. Ils ont dû la désincarcérer de la voiture dans laquelle elle se trouvait. Il y a eu un grave accident avec un camion sur le périph' ce matin. Les deux adultes qu'on pense être ses parents étaient inconscients. La gravité de leurs blessures n'est pas encourageante. Ils sont en salle d'op'.
— D'accord. Et qu'attends-tu de moi ?
— J'ai voulu l'ausculter, mais elle s'est débattue violemment. Elle ne criait pas mais la terreur qui déformait ses traits m'a interpelée. J'ai appelé le psy qui n'a pas eu plus de succès que moi. Elle se débat dès qu'un adulte entre dans la pièce, même si on ne l'approche pas. Et elle ne répond à aucune question.

La situation semble complexe en effet.

— Vous avez tenté de la sédater ?
— Impossible tant qu'on n'a pas pu établir un diagnostic. Elle ne semble pas blessée à part quelques petites plaies superficielles. Mais je ne peux rien dire concernant ses organes internes. J'ai besoin de toi pour communiquer avec elle.
— Communiquer ?
— Oui. J'ai remarqué que chaque fois qu'un adulte est venu la voir, malgré la panique manifeste qu'elle ressentait, elle ne détachait jamais son regard de nos mains. Je me trompe peut-être, mais si cette petite était malentendante ? Je sais que tu parles le langage des signes. On n'a rien à perdre.
— Oui, en effet. On peut toujours essayer.

La doctoresse toque à la porte avant de tourner la poignée et me laisser passer. Dans un premier temps, je cherche du regard la patiente qui n'est pas sur le lit médicalisé. Une certaine agitation attire mon attention vers le plan de travail à droite. Une petite fille est recroquevillée dessous, agrippant fermement ses genoux relevés contre sa poitrine. Je m'accroupie pour lui faire face et être à sa hauteur. En effet, elle tremble. La panique la fait reculer et elle se cogne le dos contre le mur.

— Bonjour.

Elle ne montre aucune réaction à l'exception de cette frayeur qui semble l'habiter. Je réitère alors mes paroles accompagnées de gestes. Main droite devant ma bouche, je l'avance, mes yeux rivés aux siens. Une lueur d'intérêt illumine sa pupille. Je place alors mes mains l'une face à l'autre et je les bouge comme si je faisais tourner une balle invisible entre elles.

"Je parle la langue des signes."

Je continue mon geste suffisamment longtemps pour qu'elle prenne conscience de ce que je cherche à lui faire comprendre. Son corps commence à se détendre, les crispations de son visage s'atténuent et l'effroi laisse place à l'étonnement sur son visage.

Toujours acculée sous la table, elle desserre légèrement ses mains pour signer à son tour.

"Tu parles la langue des signes ?"

Bien que ses membres tremblent encore, ses gestes sont précis. Rose avait vu juste.

Cette fillette est confrontée à un stress énorme suite à l'accident qu'elle a vécu, la séparation d'avec ses parents, la présence d'inconnus qui s'agitent autour d'elle... N'importe qui serait effrayé pour moins que ça. Et comme si tout cela ne suffisait pas, elle ne peut pas s'exprimer aisément face à nous.

"Oui, je parle la langue des signes. Bonjour. Je m'appelle A.D.R.I.A.N. S.A.M.A.Ë.L. Et toi ?"

Mes doigts épellent mon nom lentement pour qu'elle prenne le temps de le comprendre. Elle fixe avec attention les mouvements de mes mains qui évoluent en un ballet aérien. Je finis par les poser sur mes genoux, attendant une réponse de sa part, dans le silence le plus total. 

Blood is my lemonadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant