Un coup de pied sur l'asphalte me donne l'impulsion nécessaire pour avancer vers cette immense entrée vitrée. Mon skate finit par s'immobiliser sur l'esplanade. Je profite de ces derniers instants de sérénité avant de me faire avaler par ce monstre de verre. Les rayons du soleil m'enveloppent d'une douce chaleur rassurante tandis que les notes dissonantes du violon de la Danse Macabre¹⁶ de Saint-Saëns envahissent mes oreilles. Si je suis ici, c'est que Rose a besoin de moi. Elle ne m'aurait jamais appelé si elle avait eu une autre alternative. Pour cette raison, je ne pouvais pas lui faire défaut. Mais je n'ai aucune idée de ce qui m'attend derrière ces murs.
Je ferme les yeux quelques instants pour imaginer des scénarios plus aberrants les uns que les autres. Des notes de panique dans la voix trahissaient la fausse quiétude de ma responsable.
Quand je m'apprête à m'engouffrer dans le bâtiment, un point tendu se présente à moi. Je retire mon casque et redresse la tête.
— Salut, Doc.
Je reconnais un élève de troisième année mais son prénom ne me revient pas. Sans desserrer mes lèvres, je lui adresse un signe du menton tout en lui retournant son geste. Mes résultats en médecine m'ont forgé une réputation dont je me serais bien passée auprès des élèves de ma promo. Et mes potes se sont amusés à la répandre comme une traînée de poudre à tous les étudiants, sans oublier de m'affubler de ce surnom. Maintenant, ils ont pour moi une forme de crainte mêlée à du respect. Ils croient que je détiens le pouvoir de réussite ou d'échec sur leur année parce que, évidemment, j'aurais la main mise sur la direction de l'UFR¹⁷ de médecine. Je pensais qu'ils se lasseraient, mais mon mutisme et mon absence de démenti n'ont pas joué en ma faveur.
Les soupçons qui ont pesé sur moi pendant mes deux premières années ont nourri les rumeurs. La triche est monnaie courante ici, comme partout ailleurs j'imagine. Quand tu as suffisamment d'argent, les bons contacts et peu de sens moral, il est aisé de se procurer les réponses des partiels. Comme je suis sorti major de promo à chaque épreuve, le doute s'est installé inévitablement. Et puisque je ne dévoile rien de ma vie privée à quiconque, les suppositions vont bon train. Pour preuve, la question de Myrtille hier soir pour savoir si je fais partie de la mafia.
Myrtille...
Je pense de nouveau à cette fille. Le souvenir de ses traits gracieux s'impose à moi.
Son visage angevin parsemé de taches de rousseur.
Son sourire éphémère, timide mais sincère.
Ses lèvres charnelles, humectées par sa langue taquine.
Son regard hypnotique, à la fois hésitant et si intense.Il n'aura fallu qu'une soirée pour attiser l'intérêt que cette fille suscite en moi.
— Sympa la soirée, hier.
Ces paroles me sortent de mes pensées. Le regard que je lance à l'étudiant resté face à moi le pétrifie sur place. Fichue réputation. Les gens m'imaginent populaire et affable, mais ce n'est pas ce que je suis. Et je ne vais pas lutter contre mon caractère taciturne pour leur faire plaisir.
— Mmmm.
Pour ma part, je sais pourquoi j'ai passé une bonne soirée. Myrtille. Mais concernant le reste des étudiants, je ne parierais pas dessus. Ne trouvant aucun intérêt à rester à la soirée quand la magnifique rousse est partie, je suis rentré chez moi relativement tôt. J'ai compris qu'il s'était passé quelque chose quand Mélilot et Patxi ont débarqué à l'appartement à trois heures du mat', euphoriques et essouflés. Je n'ai même pas eu besoin de leur tirer les vers du nez. Ils étaient tellement excités que je ne serais pas étonné si l'immeuble entier les a entendus. Heureusement qu'elle était déja rentrée quand l'incident a eu lieu. Je préfère ne pas imaginer ce qui aurait pu se passer si elle avait été sur les lieux.
— Tu bosses aujourd'hui ? Tu es de garde ?
— Mmmm. On peut dire ça...Cette question me rappelle ma présence ici. Je salue le troisième année, attrape mon skate et avance d'un pas déterminé vers les portes automatiques qui m'aspirent. Je passe le sas de sécurité, je prépare ma carte de médecine pour la présenter à la secrétaire et je me dirige vers la lourde porte qui sépare la zone d'attente des couloirs menant aux salles d'examens, à l'instar d'un portail magique séparant deux mondes. Mais ce côté du passage n'a rien de merveilleux, ni de féerique. On a beau être aux urgences pédiatriques, ici, comme partout ailleurs, on travaille en flux tendu. Manque de moyens, sous effectifs, salle d'attente saturée, patients agressifs. On essaye juste de préserver le plus possible nos patients.
Une voix m'interpelle dans mon dos.
— Adrian ? Dieu merci, tu es arrivé !
Rose respecte nos plannings. Elle connaît la charge de travail à abattre et sait la pression qui pèse sur les étudiants en médecine. Alors si elle m'appelle aujourd'hui en me demandant de venir, je sais qu'elle a égrainé toutes les autres options, et que je suis son dernier recours.
— Salut, Rose. Ça va ?
— Comme une journée aux urgences...
— Que puis-je faire pour toi ?
— On va déjà te trouver une tenue. Je vais t'expliquer en chemin.Je la suis jusqu'à la réserve. Elle attrape la première blouse qu'elle trouve et la fourre dans mes mains.
— Enfile ça, m'ordonne-t-elle après avoir vérifié la taille.
— Mais...
— T'occupe, me coupe-t-elle tandis que j'essaie de protester. Tu n'es pas là pour poser un diagnostic, ni pour te faire passer pour un titulaire. J'ai juste besoin de tes mains. Et de ta gueule d'ange. Alors peu importe l'emballage.Je la fixe d'un air perplexe, mais elle ne m'en dit pas plus. Elle tourne les talons pour répondre à son téléphone de service et me laisse seul dans cette pièce. Mais juste avant de refermer la porte, elle m'adresse un regard empli de gratitude.
— Merci d'avoir annulé tes plans et d'être venu.
— Mmmm.*****
16 : Poème symphonique composé par Camille Saint-Saëns en 1874.
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Blood is my lemonade
RomanceMyrtille débute sa dernière année d'école de journalisme. Pour se faire embaucher dans un grand journal national, elle est à la recherche du scoop qui la révèlera. Avec son appareil photo accroché en bandoulière et son carnet à portée de main, elle...