Chapitre 7

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Cette bouteille, je l’avais prise doucement et je m’en étais servi un verre, à ras bord. J’avais eu comme idée de boire légèrement afin de fuir, dans l’ivresse, les effets que cet homme me provoquait. Je voulais que ma tête devienne le siège d’un petit nuage qui me ferait perdre, peu à peu, la conscience des choses.

Je dévissai le bouchon doré et renversai une lampée dans le verre que je levai. Il arriva à mi-chemin. Tout à coup, j’hésitai. Pensant que cette même ivresse pouvait aggraver ces effets que je redoutais ; mais, après un court instant, je passai outre mes doutes et je l’avais bu d’une seule traite, en espérant faire passer ces pensées qui m’assaillaient.

Le bel inconnu changea soudainement sa façon de me regarder, son expression faciale prit un tout autre air. De la douceur que son visage dégageait, il affecta un air mécontent, surtout au moment où il m’avait vue boire le verre de Téquila.

Pour ma part, je continuais toujours à faire semblant, prenant un faux air désintéressé telle une enfant que l’on surprend entrain de voler des friandises. Mais c’était inutile, car, même les yeux fermés, je continuais à voir ce regard ou plutôt à le sentir me pénétrer jusqu’au fond du coeur.

D’ailleurs, comment se faisait-il que j’arrivais à apercevoir son visage ainsi que ses yeux malgré la distance qui nous séparait et l’obscurité dans laquelle il était tapi ? Je n’en sais rien ! Je me souviens juste que son visage se rapprochait tellement de mes yeux, que deux ou trois fois j’avais même étendu la main, essayant de saisir cette personne qui paraissait ne plus être à l’angle le plus éloigné de la salle, mais bien au bout de mes doigts, juste devant le comptoir.

Par un effet d’optique étrange, la distance qui nous séparait disparaissait par moments, et j’avais comme l’impression de sentir son haleine glaciale sur mon front, d’entendre la respiration presque inexistante provenant de sa belle poitrine.

Vu que son regard se posait constamment sur moi, pour faire passer l’effet qu’il me faisait, comme je l’ai écrit, je m’étais mise à boire avec enthousiasme. Les petites gorgées de Téquila se suivaient, se faisaient absorber à une vitesse fulgurante. Je le trouvais délicieux, et je croyais qu’il rendrait mes pensées moins lucides, qu’il les alourdirait. J’y allais donc sans modération.

Apparemment, l’alcool que je prenais faisait aussi de l’effet au bel inconnu, car son visage reprenait sa douceur, ses yeux commençaient à languir. Il se détendit aussi, s’adossa le plus commodément possible dans sa chaise comme une personne qui ne voulait rien perdre du spectacle auquel il assistait.

Il me jeta ensuite un regard encore plus tendre. Et ses yeux sombres, pareils à une musique douce à l’oreille, attendrirent tout mon être et mon coeur d’une façon tout à fait étrange.

- Ah ! Te voilà !, cria subitement une personne quelques minutes plus tard, au milieu d’une tempête extraordinaire de brouhaha, tout en posant vivement sa petite main sur mon épaule.

Je n’étais sortie de ma torpeur qu’à cet instant, en sentant cette main me toucher. Mécontente, je me retournai ; mais mon visage reprit aussitôt une expression amicale en découvrant que c’était ma copine Kristen qui, ayant fini de passer la vaisselle à la machine, était venue me prendre pour que l’on rentre vu que, comme j’ai eu à le notifier, l’on habitait ensemble.

- Ça va ?, demanda-t-elle.

- Oui, ça va !, répondis-je.

Elle nota aussitôt une note fausse dans mon attitude, dans ma physionomie, ainsi que mon accent. Debout face à moi, elle m’observa d’abord avec une expression enfantine, étudia mon visage comme pour essayer d'y déchiffrer une émotion. Ses yeux pétillaient de curiosité.

Elle fit ensuite quelques pas jusqu’au comptoir et s’y tint debout. Là, elle avait pris la bouteille, la considéra un moment depuis le goulot jusqu’au fond. Elle fronça légèrement les sourcils et se montra même assez troublée durant quelques instants. Elle me regarda encore une fois de plus, aussi étonnée qu’elle pouvait l’être.

- Alors ma petite garce...

Je supportais d’ordinaire avec une patience admirable les injures dont Kristen était généreuse envers tout le monde ; et cela, peu importe le moment. Ma "petite garce" était une expression qu’elle avait empruntée à son ex petit copain qui, n’ayant pas de plus grand amour que les prostituées, donnait le nom de garce à toutes les femmes avec qui il partageait sa vie.

- Alors ma petite garce, demanda-t-elle. C’est bien toi qui a descendu cette bouteille de la sorte ?

Je voulais lui répondre ; mais moi qui ne manque pas d’arguments et des mots à l’ordinaire, ne trouvais pas une parole à cette question. En plus, ma langue était comme engourdie. Mes yeux, surtout, la regardaient comme ceux d’un dormeur que l’on réveille.

Elle ajouta alors :

- Seigneur, tes pupilles sont dilatées. Es-tu bourrée Rose ? Ainsi donc l’enivrante conversation que l’on a eue la dernière fois avec cette bouteille t’a semblé trop courte, que te voilà décidée à la reprendre là où on l’avait quittée ?

Kristen avait toujours trouvé en moi une grande amie d’humeur joyeuse ; mais même si ma figure est si peu disposée par la nature à rendre les émotions négatives, ce soir-là, elle avait pu y déceler une émotion étrange, ainsi qu’une pâleur pareille à celle d’une croix de cimetière.

ROSE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant