Chapitre 43

12 2 0
                                    

L’aspect de ce petit déjeuner fait par Kristen était bien simple ; mais, cependant, il réjouissait plus la vue que ne l’aurait fait le festin de Balthazar. Il se composait d’omelettes, tartes, et bien d’autres choses qui semblaient toutes avoir été cuisinées par les sept démons des péchés capitaux tant elles paraissaient délicieuses.

Malheureusement, ces mets se succédaient dans mon assiette sans que je puisse y goûter du meilleur appétit du monde. Tout en riant aux drôleries qu’elle racontait par moments, Kristen jetait de temps en temps, à la dérobée, un coup d’oeil de mon côté, et s’apercevait que je n'arrivais pas à avaler de façon satisfaisante la nourriture qu’elle avait mise dans mon assiette.

Je mangeais comme une femme qui, dans l’attente d’un déjeuner important et copieux, décidait de prendre quelque chose pour tromper la faim. Kristen s'en était allée au fin fond de la cuisine et revint en portant un verre et une bouteille de Baileys.

Elle emplit le verre et en avala le contenu d'un trait. Puis, s'essuyant la bouche d'un revers de main, elle posa le verre sur la table, près de la bouteille, s'assit sur le bord du meuble et me regarda avec une telle intensité d’âme que ses yeux devinrent comme des étoiles, tout en faisant de la tête un geste qui voulait dire, tant elle y mettait de l’expression :

- Je t’en prie, mange.

Je comprenais ma tendre amie ; et de ce geste, je répondais d’une bouchée.

Depuis ma tendre enfance, quand je mange, j'ai toujours eu l'habitude de jouer nerveusement avec tout ce qui se trouve à ma portée. Ce jour-là, c'était une maigre revue Paris-match qui attirait mes doigts, de façon irrésistible.

Je préférais me plonger paisiblement dans sa lecture tout en parlant, jetant un mot au milieu de cette conversation, qui roulait sur des choses différentes, comme un voyageur qui arrive au bord d’une rivière jette une branche au courant. Et la suite de la conversation tenue par Kristen, qui consistait à enfiler les phrases les unes aux autres comme des chapelets de perles, emportait mon mot jeté comme le courant de la rivière aurait emporté la branche.

J’étais beaucoup plus concentrée à la revue que je continuais de survoler vu qu’elle commençait à m’égayer ; mais mes pensées se détournèrent subitement de cette occupation pour en embrasser une autre. Les caractères s’étaient brouillés sous mes yeux. Je laissai glisser de ma main la feuille que je tenais, et fixai mon regard au sol, tout en murmurant :

- Éden !

C’était son souvenir qui passait encore une fois de plus dans mes pensées. Je n’avais pas pu retenir le nom sacré de mon amoureux qui avait jailli de mes lèvres et de mon cœur.

Kristen s’était tendue légèrement afin de voir aussi sans toutefois avoir l’air de me regarder. Jetant les yeux sur moi, tandis que les miens étaient fixés au sol, elle remarqua que j’étais, durant un très court instant, dans un état de demi-sommeil.

Ma façon de me tenir décelait un air rêveur et l’expression de mon visage était de plus étrange. J'étais distraite lorsqu’elle me parlait ; et, en se penchant encore beaucoup plus, elle suivit mon regard, se demandant si, tout simplement, je n’apercevais pas quelque chose, et ce que cela pouvait bien être.

Quand mon regard croisa celui de Kristen, qui me considérait si attentivement, j’avais eu l’impression qu’elle lisait dans mon âme, et y voyait tout ce qui s’y passait de romantique. Surprise comme un chat dans un garde-manger, une rougeur me monta sensiblement au visage en remarquant que mon air évasif ne lui avait pas échappé.

Je devins rouge comme une cerise, rouge jusqu’au blanc des yeux et aux petits frisons noirs de la nuque. Mes mouvements devinrent aussi tellement brusques et gênés que, plus de deux fois, Kristen s'attendait à me voir laisser tomber ma tasse, ou à casser une assiette.

Je me trouvais ridicule. Finalement, je souris simplement tout en secouant la tête comme pour essayer d’en chasser les rêveries. Kristen sourit aussi à son tour, imperceptiblement, car elle avait remarqué ma transformation soudaine en une seconde, passant d’un état pensif, presque endormi, à l’éveil, comme cela lui arrivait aussi à l’adolescence, lorsqu’elle tombait amoureuse.

Après ce petit-déjeuner, où Kristen s’était montrée encore plus enjouée et plus affectueuse envers moi que les autres fois, prenant le prétexte du retard que m’avait causé mon réveil tardif, je bus d’un trait le reste de ma tasse de café, je m’essuyai les lèvres avec une serviette ; et, me levant de la table, je lui fis signe que je m’en allais.

De la fenêtre du salon, Kristen me suivit d'un regard tendre, tandis que je traversais la cour. Le jour, comme je l’ai dit, était superbe. Le soleil semblait comme jamais vainqueur des nuages. La nature entière avait l’air de s’être mise à un autre niveau. Tout me paraissait joyeux et calme, car moi-même je ressentais une tranquillité profonde.

Le sentiment de joie que j’avais éprouvé dès mon réveil ne faisait qu’augmenter. Apparemment, l’aventure de la nuit dernière ne m’avait pas fait de mal, car, ce matin-là, il me semblait que l'on venait de m’enlever un poids de deux tonnes sur la poitrine.

J’allais beaucoup plus mieux que depuis des semaines. J’étais une autre femme. Mes joues, naguère pâles, étaient couvertes d'un rouge éclatant et mes yeux brillaient d'une douce sérénité. Ma force, ma vivacité et mon énergie m’étaient revenues, je le sentais.

ROSE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant