Chapitre 15

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Il a été reconnu que la passion nous fait revenir aux mêmes pensées. Ainsi, la mémoire, pareille à une horrible maladie, rongeait mon esprit.

En rangeant mes affaires, je voyais de temps à autre le regard d’Éden se poser sur moi. Quand j’y pensais, une douce sensation de bien-être me traversait constamment le coeur comme une plume, et faisait frissonner chacune des délicates fibres de mon être.

Après avoir fini, je m’étais étendue sur mon lit et continuai de réfléchir. J’avais beau me tourner et me retourner du côté gauche sur le côté droit, et du côté droit sur le côté gauche, peu importe ! La pensée d’Éden ne cessait de m’assener. Je m'acharnais à la faire disparaître de force en trompant mon esprit avec autres choses afin de trouver l'apaisement du sommeil, mais je n'y parvenais pas.

Ce que j'avais vu, je me le retraçais pour l'embellir encore. Ce qui était resté caché, mon esprit me le peignait mille fois plus ravissant. Il m’était impossible de dormir ; mais cette tension d’esprit, cette pensée n’avait rien de pénible : c’était plutôt un trouble joyeux qui ne peut être compris que par ceux ou celles qui ont déjà été frappés par l’amour de ce coup appelé, dans le langage courant, "coup de foudre".

Au bout de quelques minutes, je ne sais comment cela s'était passé, mais le sommeil avait fini par m'emporter. Mon corps était allongé, endormi, et mes pensées n'étaient plus liées à Éden. Voilà qui vous donne assez rapidement un aperçu de mon état d’esprit le soir où je l'avais rencontré pour la première fois.

Réveillée à ce moment qui précède légèrement l’aurore. Ce moment où tout commence à prendre une teinte grise et triste comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur la nuit, je pris ma douche, je vérifiai si je n’avais rien oublié d’important ; et, avertie par les grincements des portes qui se faisaient au rez-de-chaussée, j’étais descendue.

Mais si pressée que je fusse, Kristen l’était encore plus. Elle s’était levée beaucoup plus tôt, et m’avait devancée. Je la trouvai debout devant la table de la salle à manger, rangeant un de ses sacs de voyage qu'elle appelait affectueusement « Fourre-tout ».

Traversant les voiles des rideaux, une faible lueur éclairait librement son visage minuscule et avivait les reflets de la teinte sombre de ses cheveux. Je m’en étais allée la saluer lorsque notre attention fut soudainement attirée par un grincement des roues sur le gravier.

Ce n’était pas une petite affaire que de trouver, de si bon matin, où il n’y avait pas encore d’auto sur les routes, un bon véhicule à louer pour faire un long trajet. Mais Kristen y était arrivée ! Une petite voiture approchait de la maison, dans laquelle était assise une forme humaine habillée de gris et de bleu.

Kristen attendit sur les marches du perron que la voiture s'arrête. Dès que ce fut chose faite, elle s'élança à sa rencontre. Cette voiture, je l’avais regardée distraitement sans songer à celui qu’elle contenait ; mais, comme je l’avais remarqué par la suite, cette forme était celle du chauffeur : un homme bien portant, d’une santé un peu trop exubérante. Le vin et les viandes saignantes lui réussissaient trop bien. Si l'apparence permettait de deviner l'âge d'un homme, je lui aurais donné 50 à 60 ans.

Nous descendîmes d’abord les malles et valises, allions et venions, il fallait ensuite marchander le chauffeur qui désirait nous voir partir au plus tôt. L’agitation du départ régnait dans la maison et les instants étaient absorbés par de vulgaires détails. Tout cela se faisait très vite ; mais après un temps qui, il faut l’avouer, fut activement employé par tout le monde, nous mîmes finalement nos dernières affaires dans le coffre.

Je pris place sur la banquette arrière et Kristen s’assit à la place du mort, juste à côté du chauffeur. De ses petites mains adroites, elle avait sorti de son fourre-tout un oreiller qu’elle posa sur sa nuque, s’enveloppa bien les pieds et s’installa minutieusement pour le voyage.

Et, enfin, à cette heure où la dernière étoile se noyait et se fondait dans les flots de lumière rouge qui montaient de l’orient, ce ne fut sans un serrement de coeur, sans mélancolie, que je regardai notre ancienne demeure par la fenêtre lorsqu’on s’en éloigna en voiture.

De mon sac, j’avais pris un roman de Stephen King pour me distraire. Mon habitude de lire quotidiennement a toujours été un besoin, car je considère comme un devoir d’être au courant de tout ce qui paraît d’intéressant dans le monde littéraire ; et, cela, malgré les obligations professionnelles qui absorbent presque entièrement tout mon temps.

Mais il m’était malheureusement impossible de lire ce roman en dépit de l’intérêt que je l’accordais. Une fois la voiture en mouvement, tout en voyant le paysage défiler, je considérais attentivement les alentours : les maisons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, les jardins avec leurs sillons des plantes qu’un léger souffle de vent agitait, chaque fenêtre... Espérant que je verrai peut-être cet homme que j’aurais dû appeler pour lui informer qu’il me fallait quitter la ville. Cet homme pour qui je ressentais maintenant une si grande affection sans pour autant vraiment le connaître.

Au moment où nous devions complètement quitter la ville, lorsque la voiture gravissait la colline dont l’autre versant devait faire en sorte que nous ne voyions plus rien de cette région où moi et Kristen avions passé de si bons moments, je m’étais dit que ce serait mieux de voir ce lieu pour la dernière fois. Je m’étais donc retournée pour donner un dernier adieu.

La ville, où les réverbères scintillaient comme des rubis, semblait de loin noyée dans un brouillard épais, au-dessus duquel ne s’élevait, se détachant du ciel avec une netteté singulière, qu’une vieille tour qui me paraissait d’autant plus haute et d’autant plus formidable qu’elle était isolée.

C’était la tour d’une cathédrale, une bâtisse du dix-huitième siècle, sombre et sévère, à laquelle, extérieurement du moins, la succession d'années n’avait rien ôté de sa formidable architecture.

Certes, il n’y avait pas bien là de quoi distraire l’imagination la moins préoccupée ; mais, soudainement, comme par un effet fantastique, mes yeux devinrent fixes et tout le panorama s’effaça peu à peu dans la vacuité de mon regard.

ROSE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant