Avant-propos IV

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- Et pourquoi pas aujourd’hui ?, demanda le monsieur, toujours le même, dans son impatience.

Madame Rose, qui ne lui avait accordé jusqu'alors qu'une attention distraite, se tourna vers lui, décroisant ses jambes, tout en reposant sur un tabouret la tasse de café qu'elle voulait porter à ses lèvres.

- Premièrement, parce que je ne l’ai pas sur moi. Cela ferait que j’oublie certains détails importants ; et, deuxièmement, parce qu’il est déjà huit heures du soir et celle-ci me paraît une heure raisonnable pour que chacun rentre chez soi, dit-elle après avoir consulté sa montre.

Les paroles flatteuses de toutes les personnes présentes, la sympathie qu’on lui témoignait, ce milieu auquel elle était habituée et dans lequel elle agissait librement sans être jugée, toutes ces choses lui faisaient se sentir redevable ; et nous raconter son histoire était une façon de payer ce qu’elle pensait être une dette morale.

- Voyons-nous donc demain ! Le manuscrit que j'amènerai vous donnera pleine satisfaction car, grâce à lui, je vous raconterai des choses bien étranges que j’aurais moi-même jugées absolument incroyables, il y a de cela quelques années. Soyez juste patients et vous pourrez bientôt vous en rendre compte par vous-même, poursuivit-elle avec cette mystérieuse douceur de voix à laquelle aucun d'entre nous ne résistait.

Madame Rose était tout de même cruelle. Elle ne pouvait concevoir la vivacité de la curiosité qu’elle avait créée en nous : elle nous brûlait ! Mais personne ne l’avait contredite, car l’on était tous conscients qu’il se faisait tard. Tout le monde fut de son avis. On se quitta sur ces entrefaites, et la pièce se vida. On prit donc rendez-vous pour le lendemain, à six heures du soir.

Savez-vous que les histoires extraordinaires me touchent ? Elles ont sur moi une sorte de pouvoir inquiétant. Je brûle de tout mon être de les entendre et elles déchaînent en moi une passion de savoir qui n'est guère moins vive que le désir passionnant de posséder une femme. Le jour suivant, je jugeai donc indispensable d'écouter celle de Madame Rose.

Dehors, la température était douce et le pâle soleil de mai brillait à peine à travers des nuages blancs. J'étais sorti de la maison par ce calme après-midi et refis lentement le chemin de l'hôtel que je connaissais si bien. La journée n'étant pas encore très avancée, rien ne m'empêchait de faire une promenade, de me dégourdir agréablement les jambes ; et, c'est ainsi que j'arrivai à l'hôtel peu avant l'heure convenue.

Le maître d'hôtel de la veille, me trouvant encore une fois de plus déambulant dans le vestibule, me conduisit charitablement au grand salon où les gens arrivaient dans un état d'agitation véhémente qu'ils ne se donnaient pas la peine de dissimuler.

Ils se pressaient, se montraient tellement bruyants, pleins d'une curiosité qui croissait de minute en minute, que j'avais du mal à reconnaître les personnes distinguées, raffinées et délicates qui m'avaient fortement impressionné toutes les fois passées.

Tous les auditeurs, y compris moi, étaient rassemblés. Je tiens à préciser qu'il n'y avait pas que des auteurs, ce soir-là. Pour moi, il me semblait qu'on s'était passé le mot et beaucoup plus des gens que d'habitude s'étaient donnés rendez-vous dans le grand salon afin d'entendre Madame Rose.

Un tas des papiers agrafé en main, elle arriva enfin à six heures et des poussières. Elle était tellement attendue que ce fut presque avec un sentiment de surprise que les gens l’aperçurent franchissant le seuil du grand salon, et certains affectèrent même de s'écarter à son passage.

Hissée sur des chaussures à talons aiguilles, elle entra d’un pas timide. Vêtue d'une très élégante robe d'intérieur qui, à peine, la serrait à la taille et dont la nuance de couleur allait avec sa teinture de peau, elle avait de riches bracelets qui entouraient ses beaux poignets. Elle était élégante, jolie comme une fleur, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu de sa belle âme.

Le grand salon s'était figé. Les rires, ainsi que toutes les discussions cessèrent sur le champ. Certains hommes et femmes qui étaient totalement ou à moitié debout, s'assirent en guise de respect à son aspect impérial.

Madame Rose jeta un regard inquiet autour de la pièce ; et, puis, hésitant un instant, elle se dirigea vers une chaise que lui tira un monsieur habillé d'un veston qui se plissait au moindre mouvement.

Madame Rose accepta ce service avec politesse. Elle passa sa main sur sa robe, puis s'assit sur le bord du siège qui craqua sous son poids. Ses pieds étaient posés à plat sur le sol comme si elle était prête à se lever et ses mains malmenaient étrangement son manuscrit.

À peine on lui donna ce temps de s’asseoir, tant le désir d’entendre son récit était vif. Après s’être installée confortablement en se renfonçant dans sa chaise, elle baissa les yeux en regardant fixement d'une manière méditative le manuscrit qu'elle serrait dans ses mains. Ensuite, en les relevant, elle brisa le silence en s'excusant en avance parce qu’elle jugeait que cette aventure avait un caractère très personnel.

On avait pris place autour d’elle ; et, tout le monde s’étant tu, après un court moment de silence comme pour donner plus de solennité à ce qu’elle allait raconter, Madame Rose entama l’histoire qu’elle avait eu l’amabilité de nous promettre :

ROSE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant