Chapitre 10

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Forte étonnée du fait que je ne saisissais pas pourquoi il était aussi pressé, direct, et avait hâte de clore cette conversation, une inquiétude étrange s’empara de moi face à ses propos.

- Et... Écoute bien ceci, Rose..., il se pencha à mon oreille, je sentis son haleine se jouer sur ma joue, pénétrer mon corps, l'inonder de balsamiques effluves aussi rapidement que son souffle avait traversé l'air. Sa voix qui ne retentissait que dans ma tête devînt un chuchotement :

- N’oublie pas que dès aujourd’hui tu ne vivras plus que pour moi et je ne mourrai plus à cause de toi, conclut-il.

Ces derniers mots paraissaient avoir pour lui un sens que je ne parvenais pas à comprendre. Autant que je ne comprenais pas aussi la moitié du dialecte qu’il parlait, et je ne sais pas si j’ai bien reproduit ici ce que, étonnamment, j’avais pu saisir.

Il lâcha mon poignet après qu’il ait fini de parler ; et, en l'espace d'une seconde, l'envoûtement fut brisé. L’invisible force qui m’enchaînait au sol fut soudainement rompue. Mes muscles se détendirent. Mes jambes étaient finalement libres. Je commandai un geste à mes mains, elles obéirent.

Tel fut le spectacle ahurissant qui m’avait surprise au moment où l’on sortait du bar. L’une des choses peu communes est que tout ce que je viens de vous raconter, en dix ou quinze lignes, s’était passé aussi rapidement que l’éclair.

De son côté, Kristen avait eu le pressentiment qu’une personne me parlait. Ou était-ce juste de l’ivresse ? Parce qu’il lui semblait que j’étais tombée tout à coup dans une sombre rêverie, que j’avais frissonné, tremblé, puis que j’avais regardé une personne qu’elle, elle ne voyait pas.

Qu’est-ce qui se passait ? Kristen aurait même parié qu’à un moment elle m’avait vu faire un mouvement des lèvres, un signe de la tête, que je gesticulais, comme si je tenais une conversation avec un être invisible que j’écoutais, à qui je répondais, sans qu’elle ne saisisse rien.

Peut-être qu’elle s’était trompée, car, lorsqu’elle regarda autour de nous, elle ne vit personne à part des gens grotesques qui gisaient sur les tables à l’intérieur ; et d’autres qui ressortaient, en faisant un bruit grossier de lourds souliers, riant, la bouche béante, les yeux vides, les pupilles dilatées ; et, jetant, du même geste, leurs cigarettes ou leurs cigares sur le trottoir.

Sur ce, j’abandonne ce qui concerne ma copine Kristen. Je laisse courir ma plume sur le papier, et je reviens sur ce qui nous intéresse réellement. Après tout, je ne peux affirmer que ce que je sais par moi-même.

Où en étais-je ? Ah oui, donc voilà ! Moi et Kristen étions venues à pied. On allait donc rentrer à pied. Il n’y avait que quelques centaines de mètres du bar où l’on travaillait à l’endroit où l’on habitait.

Nous quittâmes ainsi l'endroit, en s'écartant de la houle humaine qui remplissait le devant du bar dont les deux portes, entrouvertes, laissaient passer une lumière suffisante qui avait fait à ce que je puisse distinguer quelques traits de ce personnage étrange qui venait de m'approcher.

Deux pas après deux pas, je regardais toujours derrière moi comme une personne qui craignait d’être suivie. Je me retournais pour voir s'il apparaissait.

Énorme flamme blanche sur la faible luminescence de la route, il s’était avancé jusqu’au milieu de la rue pour me suivre plus longtemps du regard ; et tant que je pouvais le voir, il me filait discrètement, les mains en poches, l’air à l’aise.

Et, à chaque pas que je faisais, quand il arrivait que je m’éloigne de lui de quelques mètres, j’avais l’impression de regagner le peu de raison et de force que j’avais malgré ma petite ivresse. Cette impression de sortir d’une vapeur épaisse et de s’avancer, à travers un nuage toujours s’éclaircissant, vers une atmosphère plus pure.

Enfin, on s’écartait presque d’une cinquantaine de mètres du bar lorsque, tout à coup, à l’ombre d’un vieux bâtiment, on s’enfonça dans une rue dont le nom a été changé depuis et qui s’appelait, il n’y a pas bien longtemps encore, la rue du serpent. Ceux qui la connaissent savent bien qu'elle mérite son nom par les détours qu'elle fait.

Grâce à la précaution que j’avais prise de regarder derrière moi à chaque instant, je remarquai que l’homme avait cessé de me suivre. Ainsi donc, j’avais disparu du regard sombre de ce bel inconnu qui me suivait comme mon ombre, qui s’arrêtait comme nous quand Kristen reprenait son souffle, qui repartait quand nous repartions, et dont les pieds ne faisaient pas plus de bruit que ne devraient en faire ceux d’un fantôme.

Kristen, elle, ne s’apercevait de rien. Dès le moment où elle s’était décidée de me ramener à la maison, rien de ce qui se passait autour de nous ne l’intéressait. Cette ferme résolution s’était formée au fond de son esprit ; et, de tout son cœur, elle jurait de la mettre à exécution.

Pour rentrer, il me fallait tout ce qu’il faut pour bien marcher : une bonne souplesse des hanches, une vigueur des mollets, une bonne coordination des membres... Bref, j’avais besoin de toutes ces choses qui ne se retrouvaient plus chez moi. Sans l’aide de Kristen, je n’aurais jamais eu la force de faire ne serait-ce que quelques pas. Rien qu’au premier, j’aurais pu m’effondrer. J’aurais sûrement pu m’écrouler au comptoir.

Telle une vache qui s’abat sous la masse du boucher, j’allais être abattue par ce que je croyais être de l’ivresse ; et lorsque je me serais écroulée ainsi, il m’aurait été impossible de me relever, simplement parce que je n’étais plus qu’une machine inerte qui irait partout où l’on aurait amenée. 

On se doit quelque chose entre soeurs. Heureusement que Kristen était là ! Elle m’accompagna, en me portant presque, supportant mon poids à chaque pas chancelant que je faisais.

ROSE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant