Chapitre 4

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Vous comprenez donc que ce soir-là dans le bar, il s'y faisait la même agitation que dans une vente publique. Les bruits qui dominaient tous les autres étaient surtout ceux des verres et des bouchons sautant.

Ce boucan arrivait jusqu'au comptoir. Une jeune femme qui fera aussitôt l'objet de votre attention, aux cheveux courts et frisés, au teint légèrement olivâtre, s'y accoudait confortablement et semblait absorbée dans ses pensées.

Sans se laisser distraire, elle avait l'air d'être plongée dans les papiers posés devant elle ; mais, en vrai, sa pensée n'était pas ailleurs. Elle prenait cette attitude simplement pour se dérober aux conversations des allants et venants. Cette jeune femme, c'était moi ! Je continuais de faire mon inventaire comme d'habitude.

Peut-être que certains lecteurs s'étonnent de la complète banalité d'une histoire dont j'ai commencée par vanter l'étrangeté ? S'il en est ainsi, qu'ils prennent leur mal en patience parce qu'il y'en aura de "l'étrangeté" au fil des pages, autant qu'ils pourront en désirer.

D'autre part, si j'ai bonne mémoire, ne serait-ce pas précisément à cet instant que s'était produit le premier fait étrange que je garde en tête ? Oui, je crois bien !

Quoi qu'il en soit, voici la chose :

Juste au moment où je voulais finir mon service, je balayai les clients et la salle du regard lorsque, tout à coup, j'eus l'impression que, comme un murmure au milieu de ce brouhaha, une voix basse et douce à la fois, une voix qui s'adressait plus à mon coeur qu'à mes oreilles, m'appela par mon prénom.

La voix était si claire qu'elle arriva nette à mon oreille comme la résonance d'une cloche flottant dans l'atmosphère. Une sensation étrange pénétra mon corps, courut en frissons inconnus dans mes veines. Je relevai la tête au premier frémissement qui passa dans l'air.

J'écoutai, prêtant l'oreille un peu plus en mettant, pour ainsi dire, mon cœur dans mon ouïe ; et, sans pouvoir répondre, je regardai autour de moi. Mais, n'ayant vu personne, je m'étais dit que ce n'était juste qu'une erreur de mes sens troublés, qu'aucune voix ne se propageait dans le vacarme du bar.

Je me persuadai qu'il n'en avait rien été. Qu'il y avait eu là, à cet instant, qu'une illusion de mes oreilles et je m'étais donc remise à ce que je faisais jusqu'à ce que, après un temps, quelque chose de doux repassa encore dans l'air.

En l'entendant, je me secouai un peu la tête avec comme objectif de me débarrasser d'un bourdonnement possible, mais je dus me rendre à cette évidence qu'il n'existe pas de bourdonnement d'oreilles aussi harmonieux que la voix qui m'appelait ; et qui, maintenant, était encore plus divine comme s'il s'agissait d'une mélodie.

Ma résolution de toujours garder mon sang-froid devant n'importe quelle situation était en ce moment bel et bien oubliée, je l'avoue ! Malgré sa douceur, cette fois-ci, j'avais eu peur ; mais, cependant, je parvins à articuler faiblement ces trois mots :

- Qui m'appelle ?

- Moi, répondit la voix.

- Qui, toi ?

- Moi, insista-t-elle.

Qui s'exprimait de la sorte ? D'où provenait cette voix que je ne reconnaissais pas et semblait sortir d'une bouche qui s'était approchée de mon oreille, et m'appelait de ses lèvres invisibles ?

Était-ce une voix surnaturelle ? Car elle était singulière : elle avait quelque chose de particulier qui faisait que quand je l'entendais rien n'existait plus du monde extérieur en dehors d'elle qui me pénétrait par tous les pores. Elle, qui, s'introduisant en moi avec une terrible puissance, frappait mon cœur en éveillant toutes les fibres de mon âme et en les faisant résonner comme les cordes d'une harpe céleste sous les doigts d'un ange.

La voix en question semblait courir d'une table à une autre, tout en continuant de résonner tout près et s'affaiblissant en même temps, comme si c'était une conversation que je tenais avec une personne invisible qui s'éloignait.

Mes yeux firent lentement le tour du bar jusqu'à ce qu'ils s'arrêtèrent finalement sur une table au fond.

Si grand que fût le bar, la lumière ne suffisait pas à illuminer tous ses coins. L'idée était de le plonger dans cette sorte de pénombre pour que les consommateurs puissent se livrer avec plus d'abandons aux appels de l'alcool.

La salle n'était donc faiblement éclairée que par la lueur d'un énorme lustre autour duquel les tables étaient groupées. De ce fait, les lampes n'apportaient de la clarté que dans la partie centrale, laissant ainsi tous les angles dans une obscurité légèrement épaisse.

Au moment où mes yeux tendaient à cet endroit, à l'angle le plus enfoncé du bar, à la table du fond, la même voix, mais plus faible, plus douce encore, répéta mon prénom :

- Rose !

ROSE MONDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant