La catastrophe

61 7 2
                                    

L'eau est dangereuse. Belle, sauvage, mystérieuse. Elle est attirante. Je savais bien qu'elle était dangereuse : mon père n'a eu de cesse de me le répéter depuis que ma mère, une très belle humaine, est morte, noyée, quand j'avais deux ans. Mais ce qui est dangereux est attirant. Avant, c'était parce que j'avais peur de mon père que je me tenais à l'écart de l'eau : une fois, alors que je regardais les poissons du paisible ruisseau qui coulait non loin de chez nous, il m'a vu et, redoutable elfe qu'il était, il est entré dans une colère froide. Il m'a grondé très très fort. Puis la cheffe du village, Larah, a accepté que nous allions nous installer à l'autre bout du village, loin de ce dangereux ruisseau. Depuis, je ne me suis plus approché d'une plus grande quantité d'eau que le seau avec lequel je me lavais.

Mais ce jour-là, ce jour où tout a changé, ce maudit jour où j'ai été obligé de devenir ce que je suis devenu, ce jour-là, mon père n'était pas là. Depuis une semaine, il était parti avec une caravane pour négocier avec les marchands de Valenmiers, la grande ville la plus proche. Il n'en reviendrait que trois semaines plus tard : largement le temps pour moi de faire une bêtise que tout le monde aurait oubliée à son retour.

Je m'étais donc approché d'une rivière qui suivait son cours à une demie-lieue du village. Il n'y avait pas eu de pluie récente : aucun risque de crue. Je regardais donc l'eau claire en me promenant le long de cette rivière, vers l'aval. Comme elle n'était pas très profonde, je descendis mettre les pieds dedans. L'eau m'arrivait aux cuisses. Puis le courant se fit plus fort, et le lit plus profond : j'avais maintenant de l'eau jusqu'à la taille. Quand le courant se fit assez fort pour que je me demandasse si je devais faire demi-tour, mon pied glissa sur un rocher trop lisse, et je fus emporté.

J'étais trop surpris pour réagir. Je n'avais pas la présence d'esprit de crier, ni de m'accrocher aux obstacles qui passaient. Le courant allait de plus en plus vite, et j'eus de plus en plus de mal à maintenir ma tête à la surface. Mû par l'énergie du désespoir, je finis par tenter d'attraper les rochers qui affluaient, quand quelque chose me cogna la tête. Étourdi, je sombrai.

Je n'étais resté étourdi que quelques secondes, mais c'était assez pour que ma gorge commence à manquer sérieusement d'air. Ma gorge me brûlait. Mes poumons étaient en feu. Je ne savais plus où était le bas, où était la surface. Ma vue se brouillait. Puis tout devint noir.

La première chose que je fis en me réveillant fut de me redresser brusquement pour tousser. La deuxième fut de remarquer que j'étais vivant. Enfin, la troisième fut d'observer que je n'étais pas seul. En effet, un elfe que je connaissais bien, Tiashavin, était assis à côté de moi, trempé. Mon esprit, qui n'était déjà pas très rapide d'habitude, mit encore plus de temps avant de comprendre que mon voisin venait de me sauver la vie. Je toussais encore un peu avant de laisser échapper un « merci » encore trop rauque à mon goût.

« Eh bien alors, Daelam, qu'est-ce qui t'est arrivé ?

- Je... (nouvelle quinte de toux, qui m'obligea à me mettre debout pour me plier en deux) Je crois que j'ai voulu faire le malin...

- Ah oui, on peut dire ça, oui, répondit mon sauveur. Tu as combien, déjà... neuf ans ? Et tu défies déjà la mort ? Ne t'inquiète pas pour ça, tu auras beaucoup d'autres occasions de la rencontrer. »

Voyant que je ne savais pas quoi répondre, il ajouta :

« Bon allez, viens, on rentre au village. Tu te sens assez fort pour marcher ? »

Pour toute réponse, je me mis en route.

Lorsque nous atteignîmes le village, ce fut Luesha, la sœur de mon meilleur ami, qui nous remarqua en premier. Elle courut alerter tous les enfants, et par la même occasion, les parents, qui étaient présents au village. Un petit attroupement se forma donc assez rapidement autour de nous. Tiashavin se chargea d'expliquer ce qui s'était passé, tandis que je cherchais du regard mon ami. Il écoutait attentivement, une lueur narquoise dans les yeux. Selerith avait toujours été comme ça, très taquin. Mais, quelle ne fut pas ma surprise quand, se retournant vers moi, il dit, au lieu de me réconforter :

« Alors, aussi maladroit que ta mère, hein ? »

Le silence se fit immédiatement. Personne, je dis bien PERSONNE, n'avait jamais parlé de ma mère depuis sept longues années. Selerith et moi n'en avions jamais parlé, simplement parce que nous n'avions jamais eu l'occasion d'aborder le sujet. Mais, surtout, personne ne voulait s'exposer à la colère de son bien-aimé Eldrim, car tout le monde savait combien elle était destructrice. Ou en tout cas, tout le monde s'en doutait. Enfin, c'est ce que je pensais. Mais, après tout, Eldrim n'était pas là, alors, qu'est-ce que ça lui ferait que l'on parle d'Ariane dans son dos ?

À ce moment-là, je ne sais plus très bien ce qui s'est passé en moi. Peut-être ai-je trouvé légitime de défendre ma mère. Ou bien ai-je voulu représenter mon père absent. Ou encore ai-je été profondément blessé par la remarque de mon ami, ou par le fait que ce soit mon meilleur ami qui me dise ça. Toujours est-il que ce fut la première fois que le monde fut témoin que j'avais hérité de la colère froide, imparable, incomparable même, de mon père. Une colère qui, je peux en attester, est également incontrôlable. En y repensant, je crois que ma conscience s'est retirée pour laisser place à mon instinct. Ainsi, je n'eus pas l'impression que c'était moi qui allais droit sur Selerith. Je n'eus même plus connaissance du temps qui s'écoulait. J'avais besoin, ou certainement envie, de me défouler. Et, quoi de mieux pour ce faire que le déclencheur de ma colère ?

Le sang battait à mes tempes. Je n'entendais pas les cris. Je ne savais pas qui hurlait d'ailleurs : était-ce moi ? Selerith ? Quelqu'un d'autre ?

Je ne savais même pas que j'étais capable d'une telle puissance. D'une telle force. J'étais fort. J'étais enragé. J'étais incontrôlable. J'étais inconscient.

J'étais fou.

Fou.

Fou.

Complètement fou.

Et je m'en rendis compte quand je rouvris les yeux, enfin, je veux dire, quand le sang cessa d'affluer à ma tête et que la vue me revint : j'étais un monstre.

Je me suis relevé. Haletant. En sueur. Et, en sang. Était-ce le mien ? Ou bien le sien ? Je ne le sais toujours pas. Je n'ai pas essuyé ce sang. Je n'ai pas touché à de l'eau, cette misérable eau, à cause de qui tout avait mal tourné, pendant bien longtemps. J'ai regardé autour de moi. Les enfants n'avaient pas bougé. Les adultes non plus. Ils avaient les yeux grands ouverts. Ils avaient l'air choqués. Ils n'avaient rien fait pour m'arrêter. Rien.

Sauf elle.

Elle, Luesha.

Elle pour qui j'avais un petit faible, qui était réciproque, j'en étais sûr.

Luesha, elle, avait agi. Elle avait essayé de m'arrêter, de m'éloigner, elle m'avait menacé, supplié, elle avait demandé de l'aide. Elle avait essayé de me ramener à la raison.

Mais, les monstres n'avaient pas de raison. Ainsi, le monstre se contenta de la regarder sangloter au-dessus du corps de son frère.

Puis, quand elle n'eut plus de larmes, elle se releva, se tourna vers moi, et cria. Hurla. M'insulta. De tous les noms. Elle avait bien le droit. Elle me frappa même, mais je ne sentais rien. Moi aussi, j'étais sous le choc. Comme tous les autres, qui nous regardaient sans bouger le petit doigt. Peut-être avaient-ils peur de moi. C'était tout à fait compréhensible.

Car je venais de tuer Selerith.

Luesha me criait de partir, loin, où elle ne pourrait jamais me revoir. Mes jambes s'enclenchèrent toutes seules. Je partis.

Je ne suis plus le même !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant